Dans un précédent post nous avions mis en avant la modélisation théorique de l'hétérogéneïté des firmes et son intérêt dans les modèles de commerce inter. Il est temps aujourd'hui de questionner empiriquement les résultats théoriques présentés et de mieux comprendre les mécanismes sous-jacents. Nous aborderons aussi briévement les implications en terme de politique publique qui peuvent être tirés de ces modèles et enfin la réinterprétation des équations de gravité qui a été lancée par cette nouvelle littérature.
Peu nombreuses et plus productives
Les firmes exportatrices sont-elles peu nombreuses et plus productives? D'après Crozet et Mayer (2007) seulement 4,4% des firmes françaises exportent en 2003. Evidemment si on restreint l'ensemble aux secteurs dont les produits sont facilement exportables (hors services donc), le compte augmente mais reste tout de même faible, seulement 19,1% des entreprises des secteurs agricoles, industriels et de construction exportent. Cette faiblesse du nombre d'exportateur n'est ni une nouveauté - Eaton, Kortum et Kramarz (2004) obtiennent un chiffre similaire pour l'année 1986, soit 17% de firmes exportatrices dans le secteur manufacturier - ni une particularité française, aux Etats-Unis près de 14% des entreprises manufacturières exportent selon Bernard et al. (2007).
Au sein même des firmes exportatrices des différences importantes apparaissent. Ainsi le Graphique ci-dessous d'Ottaviano et Mayer (2007) illustre la présence d'exportateurs "super-star" qui réalisent une part importante du commerce français. En effet ce graphique prend en compte les 1% des exportateurs les plus performants et permet d'observer que 0.1% des exportateurs réalisent 40% des exportations françaises.
Les firmes exportatrices sont de plus caractérisées par une plus grande taille et une productivité plus forte que leurs homologues non exportateurs. Ceci est très clairement lisible sur les deux graphiques ci-dessous issue de Fontagné et Gaullier (2008).
Comme le notent les auteurs la similarité des courbes de 2001 et 1995 indique le caractère structurel des différences de productivités entre exportateurs et non exportateurs. On peut aussi noter avec Mayer et Ottaviano (2008) que les firmes réalisant des IDEs sont encore plus productives que les firmes exportatrices.
Mais d'où viennent ces différences de productivité?
Valeur intrinséque des firmes exportatrices ou sélection des travailleurs?
La question essentielle est évidemment de comprendre l'origine de ces différences de productivité. Jusqu'à présent les études étaient uniquement basées sur les firmes sans aucune référence à la force de travail employée. Face à ces analyses on pouvait se demander si la productivité plus élevée des firmes exportatrices provenait d'une organisation interne plus efficace, d'une technologie particulière ou encore d'une qualité plus grande de la main d'oeuvre employée. Dans un document récent axé sur la Norvège, Irarrazabal et al. (2009) montrent que c'est bien du côté de la main d'oeuvre qu'il faut chercher les explications aux performances à l'exportation. A titre d'illustration, vous trouverez ci-dessous les différences de qualification et d'expérience entre exportateurs et non exportateurs pour plusieurs secteurs. Cette différence est positive pour quasiment tous les secteurs!
Si l'on savait déjà que les firmes exportatrices rémunéraient mieux leurs mains d'oeuvres (Bernard and Jensen (1995), Schank et al. (2007)), ce papier permet d'envisager les raisons de cette meilleure rémunération.
Légère digression: on est ici à la croisée de plusieurs champs, un rapprochement des travaux d'économie du travail pourrait être fort intéressant pour mieux comprendre les mécanismes de sélection des travailleurs au sein des firmes exportatrices. De plus ces analyses ne sont pas sans rappeler les travaux d'économie urbaine et d'économie géographique, qui montrent que les grandes villes attirent elles aussi les travailleurs les plus productifs.... bref ces différents champs gagneraient à interagir et à mon avis la cross-fertilisation n'est pas loin.
Marges extensives et intensives
Puisqu'un nombre limité de firmes exportent, les pouvoirs publics, s'ils désirent augmenter les exportations, peuvent agir soit sur le nombre de firmes (favoriser l'entrée de nouveaux exportateurs), on parle alors de marge extensive soit sur les ventes moyennes à l'export des firmes qui sont déjà exportatrices, on parle alors d'une amélioration de la marge intensive.
Le Graphique ci-dessous extrait de Crozet et Mayer (2007) et inspiré par les équations gravitaires représentent ces marges intensives et extensives des exportateurs français en fonction du degré d'accessibilité aux différents marchés extérieurs (PIB des pays importateurs pondérés par la distance les séparant de la France). Ces graphiques indiquent que l'accessibilité joue positivement sur les performances à l'export (pente des regressions positive) mais ils montrent surtout qu'une amélioration de l'accessibilité favorise deux fois plus les marges extensives que les marges intensives.
Les performances à l'export sont donc largement tirées par les marges extensives. En terme de politique publique un tel résultat n'est pas anodin, il indique qu'un gouvernement désirant améliorer sa balance commerciale via les exports doit en priorité aider les PMEs qui désirent rentrer sur les marchés extérieurs. Les voyages présidentiels avec les super star du CAC seraient ainsi moins efficaces qu'une politique permettant de réduire les barrières à l'entrée pour des entreprises de plus petite taille.
Equation de gravité
Magritte, Le Fils de l'Homme |
où sigma (supérieur à 1) représente l'élasticité de substitution entre les variétés (j'ai très légérement modifié l'équation présentée par Chaney). Cette expression est au coeur des équations de gravité: des PIB élevés associés à des coûts commerciaux faibles stimulent les exportations. Si le numérateur de cette expression représente l'importance de la taille du marché, le dénominateur lui peut être analysé comme un indicateur de l'offre dans la mesure où cette expression nous indique que plus l'élasticité de substitution est forte (forte concurrence) plus l'impact des barrières commerciales sur les exportations sera fort.
Il est important de noter que dans ce modèle, l'ouverture n'entraîne pas une augmentation des exportations des biens qui étaient déjà consommés (au contraire) mais une augmentation du nombre de variétés exportées. Les gains passent donc par la marge extensive.
Avec hétérogéneité des firmes, l'ouverture commerciale entraîne non seulement l'entrée de nouvelles firmes (marge extensive) mais aussi une hausse des quantités exportée (marge intensive). Ceci dit tout dépend de la dispersion des productivités (hétérogéneité des firmes) et de l'élasticité de substitution entre les variétés.
En rajoutant cette l'hétérogéneïté et des coûts fixes d'exportations, Chaney obtient une expression ressemblant à celle qui suit (par pédagogie j'ai modifié l'expression présentée dans la Proposition 1):
où gamma est une mesure inverse de l'hétérogéneité et F le coût fixe d'exportation entre A et B. Plusieurs nouveautés dans cette équation:- Si l'on compare cette equation avec celle obtenue avec le modèle de Krugman (1980) on observe que si gamma est sup à sigma-1 alors l'élasticité des exports par rapport aux coûts commerciaux (Trade barriers) est plus élevée avec prise en compte de l'hétérogénéité (deux fois plus forte sur données américaines d'après les calculs de l'auteur).
- L'élasticité de substitution ne joue plus sur les barrières commerciales, c'est désormais le degré d'hétérogéneité qui est central: plus les firmes sont homogènes plus l'impact des coûts commerciaux est important (voir aussi Melitz et Ottaviano (2008)).
- L'élasticité des exports par rapport aux coûts fixes d'exportation est négative (en effet si gamma est plus grand que sigma-1, alors le terme au dessus de F est négatif) mais elle l'est d'autant moins que a) l'élasticité de substitution entre les variétés est forte b) l'hétérogénéité des firmes est grande. En d'autres termes les coûts fixes d'exportation sont moins dommageable pour les firmes productives qui produisent des biens fortement différenciés.
L'autre intérêt de cet article réside dans la décomposition de l'effet des coûts commerciaux sur les performances à l'export. Dans le point (2) précédent nous venons de voir qu'une baisse des coûts commerciaux ne dépendaient que de gamma, mais en travaillant sur le modèle on obtient la décomposition suivante:
L'élasticité de substitution a donc un effet opposé sur les deux marges, plus les variétés sont différenciées, plus l'impact de l'ouverture (trade barriers: cout variable à l'export, tarifs etc) sur la marge intensive est grande (les firmes en place vendent davantage à l'export) mais moins l'entrée de nouvelle firme est importante.
Si on calcule cette élasticité par rapport aux coûts fixes d'exportation, on observe que l'élasticité de substitution impactent seulement la marge extensive et de façon négative comme précédemment.
Crozet et Koenig (2008) ont testé ce modèle sur données française et en réalisant une estimation structurelle d'un modèle de gravité ils montrent que les conclusions théoriques ne sont pas invalidées pour 28 secteurs sur 34. Ils démontrent aussi que : "les coûts de transport ont un impact très différent de celui des droits de douanes, et que l'impact de l'ouverture commerciale dépend fortement de l'organisation des marchés", ça donne envie d'en savoir plus, non?
En guise de conclusion
La littérature sur l'hétérogéneité des firmes est déjà abondante, les deux posts que je viens d'y consacrer sont évidemment insuffisants pour en comprendre toute la teneur. J'espère cependant qu'ils vous auront donné une idée plus précise concernant les motivations de ces recherches.
- Bernard A, B. Jensen, S. Redding et P. Schott (2007), "Firms in International Trade", Journal of Economic Perspectives 21(3) : 105-130)
- Crozet, M., P. Koenig, 2009, Structural gravity equations with intensive and extensive margins. Canadian Journal of Economics, forthcoming.
- Crozet M., Mayer, T., 2007, Le club très select des firmes exportatrices. Lettre du CEPII 271.
- Chaney Thomas (2008) Distorted gravity: The Intensive and Extensive Margins of International Trade, American Economic Review, 98(4): 1707-1721
- Eaton J., S. Kortum et F. Kramarz (2004), "Dissecting Trade Firms, Industries and Export Destinations", American Economic Review, Papers and Proceedings, 93, 150-154.
- Fontagné L., Gaulier G., 2008, Performances à l'exportation de la France et de l'Allemagne. Rapport du CAE.
- Melitz Marc and Gianmarco I.P. Ottaviano (2008) Market size, trade and productivity, Review of Economic Studies, 75: 295-316
- Mayer, T., Ottaviano GIP, 2007, The Happy Few: new facts on the internationalisation of European firms, Bruegel report
- Schank, Thorsten, Schnabel, Claus and Joachim Wagner, 2007, Do exporters really pay higher wages? First evidence from German linked employer-employee data, Journal of International Economics, 72, 52-74
"les coûts de transport ont un impact très différent de celui des droits de douanes, et l'impact de l'ouverture commerciale dépend fortement de l'organisation des marchés": Cela implique alors une relation entre institutions et Intégration commerciale, si l'on considère que l'organisation des marchés passe par une régulation institutionnelle. Est-ce que je me trompe? En tout cas, c'est très intéressant!
RépondreSupprimerJe n'ai pas lu en détails le papier de Crozet et Koenig, donc je peux me planter en disant ceci: je pense qu'ils ont une vision micro de l'organisation des marchés: marché concurrentiel avec beaucoups de firmes homogènes versus marché monopolistique avec biens différenciés. La question que tu poses est donc: les institutions impactent-elles sur le degré de différenciation, l'hétéro, la concurrence? Sans doute, reste à savoir comment et à mon avis plusieurs pistes de recherche existent. On peut partir sur une recherche macro: + de démocratie=+de diversité?=+de concurrence?=+ de productivité? ou sur un truc plus fin en se focalisant sur une institution particulière. Prenons l'institution douanière: les taxes à l'import sont élevées dans les pays en dév (ils ont besoin de recette fiscale), mais les exportateurs préférent payer le douanier plutôt que la taxe (ne généralisons pas, c'est surtout vrai dans certains pays du style Nigéria). Si l'on éradique la corruption (admettons que c'est possible...) alors les firmes sont obligées de payer le tarif (par def beaucoup plus cher que le douanier) du coup moins de firmes exportent (le cut off s'éléve), les prix sont plus élevés et au final la réduction de la corruption a été défavorable. A contrario envisageons la solution suivante: on ne touche pas à la corruption mais on abaisse les taxes sur les imports, la corruption n'a plus de raison d'être, le cut off s'abaisse, le conso obtient des prix plus bas etc... Pas évident de modéliser tout ça, mais à mon avis ça vaut le coup.
RépondreSupprimerSuper limpide comme toujours !
RépondreSupprimerJe cherche en vain la référence "Irarrazabal et al. (2009)" , pouvez-vous me l'envoyer (ou me donner un lien) svp ?
Pour prolonger, il y a aussi toute l'hétérogénéité en terme du nombre de produits (qui n'est a priori pas complètement corrélée à la productivité). Le top percentile d'exportateurs exporte plus de 10 produits par destination. Cela fait apparaitre une nouvelle dimension de la marge extensive (Bernard, Redding and Schott (2009)). Ces grandes firmes internalisent les liens qui existent entre les demandes pour deux produits substituables (Eckle, Neary (2010)).
Mathieu
Merci Mathieu pour ce commentaire d'une qualité remarquable. Désolé pour la ref omise: A. Irarrazabal, A. Moxnes and K-H Ulltveit-Moe. 2009. Heterogeneous firms or heterogeneous workers? Implications for the exporter premium and the impact of labor reallocation of productivity. CEPR No. 7577
RépondreSupprimerhttp://www.cepr.org/pubs/new-dps/dplist.asp?dpno=7577
Une cross-fertilisation bien entamée ici : http://www.economics.harvard.edu/faculty/helpman/papers_helpman
RépondreSupprimerBonnes fêtes !
Mathieu