22 septembre 2009

Délocalisation et Inégalité, une histoire d'épingles et de poupées Barbie

Pourquoi délocalise t-on des tâches? Quels sont les effets de cette fragmentation internationale de l'appareil productif? Doit-on craindre une augmentation de cette sous-traitance à l'international?

De Smith à Blinder en qq lignes


Adam Smith dans sa présentation de la division du travail décrit à merveille la fragmentation des tâches via l'exemple célébre de la manufacture d'épingles. A cette époque, les coûts de transport et de communication étant élevés, la fabrication de l'épingle fragmentée en 18 opérations, nécessite une production en un lieu unique. Mais depuis Smith, les coûts de transport et de communication ont fortement chutés, la coordination des tâches ne nécessite plus une agglomération de ces dernières, l'usine peut être fragmentée à l'échelle internationale et les délocalisations basées sur des différentiels salariaux, de compétence (etc…) deviennent rentables.
L'exemple le plus connu est celui de Tempest (1996) concernant la poupée Barbie : elle est dessinée en Californie, le plastique est produit à Taiwan, les cheveux sont fabriqués au Japon, les vêtements proviennent de Chine, les moulages sont réalisés aux Etats-Unis, l'assemblage en Indonésie et en Malaisie et enfin la qualité des poupées est testée en Californie.
Même constat pour les voitures, déjà en 1998 l'OMC notait que seulement 38% de la valeur ajoutée d'une voiture américaine provennait du territoire américain. Cette tendance à la fragmentation touche désormais les services et certains auteurs tel que Blinder (2006) qui associent ces délocalisations à l'ère Internet, parlent de 3ème révolution industrielle.
Evidemment toutes les tâches ne peuvent pas être délocalisées, celles qui utilisent des connaissances tacites le sont difficilement, elles nécessitent un face à face entre travailleurs. A l'inverse les tâches dont les connaissances sont codifiables sont plus faciles à délocaliser car une fiche technique peut être envoyée à l'autre bout du monde.
Il faut aussi garder à l'esprit que ces délocalisations, si elles représentent de grandes souffrances à une échelle géographique fine sont à relativiser de part leur faible importance à un niveau macro. Evidemment vous trouverez des articles alarmistes ou des titres chocs, Blinder considère ainsi qu'aux USA 30 à 40 millions d'emplois pourraient être délocalisables...mais comme le note Baldwin, de ce point de vue un seul côté de la médaille est observé, le plus négatif, de l'autre côté de nombreux jobs sont délocalisés vers les USA et au final il y a plus d'emplois créés qu'il n'y en a de détruit. Le graphique ci-dessous basé sur Amiti et Wei (2005) en témoigne.

Le modèle de Grossman et Rossi-Hansberg

Mais quels sont exactement les effets de ces délocalisations?
Grossman et Rossi-Hansberg (2006 a.b) présentent un modèle de sous traitance à l'international contenant trois effets: un effet prix relatif, un effet offre de travail et un effet productivité.
Les effets prix relatif et offre de travail sont les effets standards du modèle Hecksher-Ohlin, les régions développées ayant sous traitées les tâches qui utilisent intensément du travail et s'étant spécialisées dans des tâches riches en capital, vont connaître une baisse des prix via une meilleure allocation des ressources. Cette spécialisation est, suivant l'effet Stolper-Samuelson, bénéfique au facteur abondant et défavorable pour le facteur rare. Ceci dit cet offshoring se traduisant par une baisse des coûts de productions (stimulé par l'amélioration des nlles technologies de communication) permet aux firmes de se concentrer sur des tâches où elles sont davantage compétitives. Les firmes ayant recours à la sous traitance internationale vont alors bénéficier de gain de productivité et pourront afficher des prix plus faibles. Il devrait s'en suivre une hausse de la demande pour ces biens qui pourrait alimenter les profits et in fine se répercuter sur les salaires. Les travailleurs peu qualifiés de nos régions développées, directement frappés par la concurrence des régions à faibles coûts salariaux, gagneraient donc à l'échange...

Wait a minute!

Cette analyse présente l'avantage de relier la division internationale du travail de Smith et les avantages comparatifs de Ricardo appliqués non plus à des firmes mais à des opérations. Ainsi si la baisse des coûts de transport a permis une séparation des lieux de production et de consommation, la baisse des coûts de communication semble permettre un éclatement de la firme et une dispersion de la production de valeur ajoutée. Adishatz Stolper-Samuleson, l'échange est bénéfique pour tous!
Mais avant de sabrer le champagne (pour reprendre le terme du bon texte d'Hervé Boulhol), réfléchissons y à deux fois.

Si contrairement à l'analyse de Grossman et Rossi-Hansberg les gains de productivité ne sont pas suffisants, les agents dont les tâches sont en concurrence à l'échelle internationale risquent d'y perdre. Mais qui sont ces agents?
L'étude d'Ebeinstein et al. (2009), résumée sur vox-eu et commentée par Rationalité limitée analyse cette question (voir aussi Krugman (2008)). Les auteurs commencent par des stats descriptives sur données américaines et observent:

  • 5 millions d'emplois en moins dans le secteur industriel par rapport à 1979 (voir Figure ci-dessous "all educations") et une partie des peu diplomés a été remplacée par des travailleurs sortant des universités.

  • les inégalités salariales entre les diplomés et les non diplomés ont fortement augmentées.
Bref rien de nouveau (quoique, d'après Autor et al. (2008) il y a "des thèses révisionnistes" soutenue par Card and DiNardo (2002) et Lemieux (2006b) considérant que la croissance des inégalités fut épisodique et due à des éléments extérieurs au marché (baisse du salaire minimum)). Le plus intéressant étant de tester l'impact des délocalisations sur les inégalités.

Les auteurs testent tout d'abord l'impact de différentes variables sur les salaires à l'aide de l'équation suivante:

  • wijt le log du salaire horaire d'un individu i, travaillant dans une industrie j à la date t.
  • Z est un vecteur de caractéristiques individuelles: nombre d'année d'expérience, age, sexe, niveau d'éducation etc
  • Routine mesure le caractére plus ou moins routinier des tâches.
  • G est un vecteur de différentes mesure de l'exposition d'une industrie j aux délocalisations et au commerce international. Plus précisément 4 variables sont testées: les emplois délocalisés vers les pays à faible revenu, les emplois délocalisés vers les pays à haut revenu, la part des exportations domestiques dans la production domestique, la part des importations nationales dans la consommation nationale.
  • TPFj représente la productivité totale des facteurs dans l'industrie j
  • PINV représente le coût des biens d'investissement, l'idée est de capturer la baisse des prix des biens informatiques et l'impact potentiel d'une épargne en travail rendue possible grâce aux nlles technologies
  • Realship est une variable de controle pour les transports et d et I représentent les effets fixes temporels et sectoriels. 
Une seconde équation similaire mais prenant comme variable à expliquer l'emploi est ensuite testée. De ces deux équations les auteurs observent que les emplois délocalisés dans les pays à haut revenu créent de l'emploi aux Etats-Unis, cet effet de complémentarité n'étant cependant pas vérifié pour les emplois délocalisés dans les pays à bas revenu:

A 1 percent increase in employment in low wage countries reduces domestic employment by .02 percent while a 1 percent increase in employment in high wage countries increases domestic employment by .08 percent.

Les auteurs montrent de plus que ces effets de substitution et de complémentarité sont d'autant plus fort que les tâches sont routinières. Cette analyse leur permet aussi de vérifier que les biens d'investissement ont un effet positif sur la situation des qualifiés et négatifs sur celle des peu qualifiés, un résultat similaire pouvant être obtenu pour les gains de productivités.

Cette analyse intra-sectorielle est cependant partielle, elle nous dit en effet comment varie le salaire d'un travailleur qui reste dans un secteur subissant des délocalisations, mais elle ne nous dit rien sur le salaire d'un individu qui quitte l'industrie pour les services. L'extension opérée par les auteurs permet de répondre à cette question:

The biggest negative wage effects, in fact, occur when workers leave manufacturing to go to either agriculture or services. [...] The results suggest that workers who leave manufacturing to go to services experience on average a three percent real wage loss, while workers who leave manufacturing for agriculture experience a six percent real wage loss.

Cette dégradation salariale lors d'une reconversion s'efface cependant avec le niveau d'étude.

En guise de conclusion: sauvons les travailleurs, pas forcément les emplois!

D'après les études que nous venons de survoler, les délocalisations sont défavorables aux non qualifiés et bénéfiques aux détenteurs de capitaux et aux qualifiés. Mais cette distinction n'est-elle pas superficielle?
Pour Baldwin (2006) les délocalisations de tâches dépassent la distinction travail qualifié/travail peu qualifié. Elles pourraient toucher des opérations de pointe ou de R&D et à l'inverse épargner les travailleurs peu qualifiés des services non échangeables. Baldwin note ainsi que les prévisions de sous-traitance ou de délocalisation des tâches seront très difficiles à faire pour l'économiste contemporain qui connait mal le fonctionnement interne d'une firme:

It is difficult to identify winning and losing tasks. Knowing the direct cost of telecommunications is not enough since it interacts in complex and poorly understood ways with the nature of the task and the task's interconnectedness with other tasks. Economists do not really understand the `glue' that resulted in the bundling of various tasks into packages (factory and offices), so the way in which various tasks come unglued will be unpredictable until economists know much more about the glue.

Face à cette incertitude, il semble important que l'Etat soit là pour former et aider à la reconversion les salariés touchés par ces délocalitions. Si l'Etat ne peut (ne doit) pas protéger certains emplois dans un souci d'efficacité largement profitable aux consommateurs et à la croissance économique, son rôle essentiel est de protéger et d'aider les travailleurs en difficultés. C'est du moins la vision que l'on peut espérer d'une communauté dont la valeur solidarité n'aurait pas encore tout à fait sombré.


Remarques

Le dessin est de ga (rue 89).
Sur ce thème des délocalisations voir aussi ecointerviews et (d'après ce post) un prochain article d'Olivier Bouba-Olga.

Bibliographie

- Autor, David H., Lawrence F. Katz and Melissa S. Kearney (2008), “Trends in US Wage Inequality: Revising the Revisionists”, Review of Economics and Statistics 90 (May), 300-23.
- Baldwin R, Globalization, the great unbundling(s), Report by the Secretariat of the Economic Council.
- Blinder, A. S. (2006): Offshoring: The Next Industrial Revolution? Foreign Affairs, 85:2, 113–128.
- Ebenstein, Avraham, Ann Harrison, Margaret McMillan and Shannon Phillips (2009), “Estimating the Impact of Trade and Offshoring on American Workers Using the Current Population Surveys”, NBER Working Paper 15107, June.
- Grossman, G. & Rossi-Hansberg, E. (2006a): The Rise of Offshoring: It’s Not Wine for Cloth Anymore. July 2006. Paper presented at Kansas Fed’s Jackson Hole conference for Central Bankers. http://www.kc.frb.org/
- Grossman, G. & Rossi-Hansberg, E. (2006b): Trading Tasks: A Simple Theory of Offshoring. August 2006. PDF file. www.princeton.edu/~grossman/offshoring.pdf
- Lemieux T, 2006, Increased Residual Wage Inequality: Composition Effects, Noisy Data, or Rising Demand for Skill, American Economic Review 96, 461--498.

4 commentaires:

  1. Merci pour cette synthèse vraiment limpide.
    Ce qui reste vraiment dommage dans ce débat (que je trouve absolument passionnant) c'est cette dichotomie entre les économistes du travail et les économistes internationaux. Je peux me tromper mais y a-t-il un seul papier qui étudie la relation entre le potentiel de délocalisation de tâches dans un secteur et l'élasticité de la demande de travail ? Alors que les "révisionnistes" comme Lemieux suggèrent que la montée des inégalités peut-être due, comme vous l'avez déjà rappelé, due à une baisse du salaire minimum, ils laissent entendre aussi qu'une baisse de la syndicalisation et par là même du pouvoir de négociation pourrait avoir jouer un rôle...n'est ce pas là qu'il faudrait tenir compte d'un potentiel de délocalisation ?

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  2. Merci Mathieu pour ce commentaire. Vous avez raison, il existe peu d'étude empirique satisfaisante sur ce lien.
    Si mes souvenirs sont bons, GORG, PICARD et STROBL avaient écrit un papier intitulé "Contracting out and labor demand elasticities" alliant théorie et empirisme sur des délocations en Irlande, hélas je ne retrouve pas le pdf...je vous tiens au courant ici dès que je tombe sur des articles traitant ce thème.

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  3. Poupées Bar...bie? Voilà une excellente synthèse

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