16 octobre 2015

Angus Deaton, Almost Ideal Nobel Prize


Source: The Economist
Angus Deaton a obtenu le Nobel cette année et il nous a semblé intéressant de confronter nos points de vue sur ce prix, en effet nous n'avons pas lu le même Deaton. J'ai surtout lu une partie de ses travaux sur la consommation et sur le bien-être, alors qu'Elisa a une connaissance plus approfondie de ses articles et ouvrages sur la pauvreté. On vous propose donc deux billets, dont voici le premier sur conso et bien-être, le prochain sera sur l'économie du développement (ici).

Micro de la conso

Lorsqu'on a un cours de micro un peu avancée à faire, le Deaton et Muellbauer (1980) est une référence incontournable. L'originalité de ce bouquin est de se focaliser sur la consommation, toutes les bases sont rappelées de la demande marshallienne à la demande hicksienne, avec une mise en perspective des travaux empiriques analysant la conso. L'ouvrage met ainsi en avant le travail de Deaton et Muellbauer (1980, AER) sur leur modèle d'Almost Ideal Demand System. Je ne vais pas rentrer dans les détails, mais je vous invite à lire le post de Dave Giles qui utilise R pour estimer les élasticités de la demande de différents biens en utilisant justement ce modèle. On peut ainsi voir comment le prix du vin est influencé par le prix des bières, analyser si le vin est un bien de luxe etc. Mais le gros intérêt du modèle, est qu'il permet d'estimer un système de demande en faisant sauter l'hypothèse de maximisation:

"if maximizing behavior is not assumed but it is simply held that demands are continuous functions of the budget and of prices, then the AIDS demand functions (8) (without the restrictions (11) and (12)) can still provide a first-order approximation". DM (AER, p. 315)

C'est la raison pour laquelle il est "almost ideal" ce système et c'est aussi la raison pour laquelle j'aurais espéré qu'il soit un peu célébré.
Je souhaite aussi insister sur le fait que ce modèle est toujours utile pour la recherche actuelle. Par exemple en éco inter, où les chercheurs ont énormément travaillé sur l'offre (Ricardo expliquait le commerce par les avantages en termes de coûts de production liés aux technologies, HOS en termes de dotation de facteur, Krugman, Brander en terme de concurrence imparfaite...), le côté demande a été négligé. La plupart du temps, les auteurs prennent une fonction d'utilité à élasticité de substitution constante (CES) et s'occupent d'améliorer l'offre (e.g. Melitz). A l'inverse avec un modèle AIDS, les élasticités de substitution peuvent être variables. Le commerce (ou son absence) s'explique ainsi de façon plus fine en prenant en compte un élément important des choix de conso des individus. Voir Feenstra (2003, 2009), Fèmènia et Gohin (2009) et Novy (2010) pour de telles extensions. De plus, que dire de l’homothétie des préférences d'une CES qui contraint les chercheurs a ne considérer que les biens normaux? Deaton (1992, p. 9) n'y va pas par 4 chemins:

"The supposition that there are neither luxuries nor necessities contradicts both common sense and more than an hundred years of empirical research" Deaton (1992, p. 9)

Cette phrase pourrait être une réponse au philosophe Michel Onfray qui n'a qu'un siècle de retard en confondant Angus Deaton et Ernst Engel (1821-1896):



C'est dommage, car les travaux de Deaton intéressent justement les philosophes qui se donnent la peine de les lire, car ils touchent à un domaine hautement philosophique: le bonheur.

Bien-être et enquêtes

Comment comparer la situation d'individus qui ont des préférences différentes. Dès 1979, Deaton propose une solution à cette question en définissant une fonction de distance monétaire à un référentiel qui serait le même pour tous. Il a ainsi participé à cette littérature sur le revenu équivalent qui après avoir été éclipsé des analyses de choix social, reprend une place importante depuis une dizaine d'années pour analyser le bien être des individus. Voir sur ce point l'ouvrage "Au delà du PIB" de Didier Blanchet et Marc Fleurbaey.

Passant de la théorie à la pratique, Deaton (2008) a été à la fois utilisateur et critique sur les travaux d'enquête qui vise à demander aux gens de mesurer leur niveau de bien-être (sur une échelle allant par exemple de 1 à 10). Il montre que le "bien-être" mesuré par ces enquêtes est corrélé au revenu mais pas à la santé (y compris lorsque des maladies graves telles que le SIDA sont prises en compte) et ce résultat lui semble (à juste titre de mon point de vue) très douteux, il en conclut:

"Neither life satisfaction nor health satisfaction can be taken as reliable indicators of population well-being, if only because neither adequately reflects objective conditions of health". 

Dans la même veine, Deaton (2011) étudiant les effets de la crise de 2008 sur le moral des américains note que le "bien-être" mesuré par ces enquêtes a tendance à diminuer lorsque cette question est précédée par une question de politique... Ceci montre la volatilité des réponses suivant le contexte dans lequel se place les agents lorsqu'ils répondent. Cela n'a rien de révolutionnaire (j'imagine avec horreur un nouvel Onfray basé sur mon texte) et représente simplement une illustration supplémentaire de connaissances que nous devons à la socio et à la psycho, mais il est rassurant de voir que le Nobel ait été décerné à un type qui, suffisamment intéressé par l'avis (et la vie) des gens, n'hésite pas à utiliser ces enquêtes pour en déceler les problèmes et en extraire l'analyse la plus juste possible.

Enfin Deaton plus que quiconque s'est posé la question de savoir comment comparer au niveau international la situation d'individus qui consomment des biens différents (voir Deaton (2010, AER) et Deaton et Heston (2010, AEJ)).

Deaton (2009) est aussi connu pour sa critique des "randomista" qui ont envahi la Banque Mondiale et l'ensemble des institutions travaillant sur le développement. De mon point de vue cette critique n'est rien par rapport à celles portées par les chefs de file de ce mouvement (voir notamment de nombreux écrits d'Esther Duflo), elle est simplement une indication que l'on peut aussi faire de l'économie du dev différemment, un peu à l'ancienne en estimant un modèle pour pouvoir ensuite faire des simulations (Elisa développera cette critique dans son prochain post ici).

Conclusion

Habituellement nous n'écrivons pas sur les nobels, la presse et d'autres blogs font ce boulot et dans l'ensemble c'est plutôt bien. Comme toujours nos blogs préférés ont été irréprochables. Deux heures après l'annonce du Nobel, A. Delaigue avait déjà fait le job, Martin Anota s'est mis à la traduction de la note technique du comité, le Captain' avait des super super réponses, Dave Giles faisait tourner R, Chris Blattman nous racontait quelques savoureuses anecdotes et Fine Theorem était plus que fine, com d'hab. Mais côté presse, nous avons été vraiment déçu. L'article le plus mauvais est venu du Figaro qui n'explique à aucun moment les travaux de Deaton... et puis c'est vraiment limité comme info, illustration (avec "homme blanc aux yeux bleus"):


S'il est incontestablement problématique que le portrait robot soit si facilement identifiable, on pourrait attendre d'un journal de qualité (?) qu'il soit moins caricatural et qu'il se pose des questions allant au delà du Nobel qui n'est que le reflet du passé de notre profession.
Il est effectivement désespérant que notre profession soit systématiquement tournée vers quelques grandes fac américaines et quelques grandes revues (américaines aussi), il est aussi fort dommageable que les individus élevés au rang de super-star soit souvent des hommes enseignants aux Etats-Unis, mais il y aussi une vie à côté de cette tendance dominante et je crois que les choses évoluent dans le bon sens (alors certes pas assez vite). Pour conclure on doit vous avouer que, toutes choses n'étant hélas pas égales par ailleurs, Angus Deaton est bien notre Almost Ideal lauréat.

Sans vergogne, piquons à A Delaigue son excellent disclamer:

et surenchérissons avec du Krugman:

"Oh, and cue the usual complaints that this isn’t a “real” Nobel. Hey, this is just a prize given by a bunch of Swedes, as opposed to the other prizes, which are given out by, um, bunches of Swedes."


F. Candau



Biblio (en vrac et non exhaustive, c'est un blog!)

  • Deaton A. 1979, The distance function in consumer behaviour with applications to index numbers and optimal taxation, Review of Economic Studies 46: 391—405.
  • Deaton, A. 1992. Understanding Consumption. New York: Oxford University Press.
  • Deaton A. 2008, Income, health, and well-being around the world: Evidence from the Gallup World Poll, Journal of Economic Perspectives 22: 53-72.
  • Deaton A. 2010, “Price indexes, inequality, and the measurement of world poverty, ”American Economic Review 100: 5–34.
  • Deaton A. 2011, “The fi…nancial crisis and the well-being of Americans,” Oxford Economic Papers.
  • Deaton A., A. Heston 2010, “Understanding PPPs and PPP-based National Accounts,”American Economic Journal: Macroeconomics 2: 1–35.
  • Deaton A., J. Muellbauer 1980, Economics and consumer behaviour, Cambridge.
  • Feenstra, R. 2003. A Homothetic Utility Function for Monopolistic Competition Models, Without Constant Price Elasticity, Economic Letters 78, 79-86.
  • Feenstra, R. 2009. Measuring the Gains from Trade under Monopolistic Competition, Presented as a "State of the Art" lecture to the Canadian Economics Association.
  • Féménia, F. Gohin,A. 2009. Estimating censored and non homothetic demand systems: the generalized maximum entropy approach, WP SMART - LERECO 200912, INRA UMR SMART
  • Novy, D. 2010.a, International Trade without CES: Estimating Translog Gravity, CESifo Working Paper

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