23 février 2015

Sauver les médias


Je viens de lire l'ouvrage de Julia Cagé sur "sauver les médias". Julia Cagé est une économiste iconoclaste, elle a par exemple écrit des articles contre la libéralisation commerciale dans les pays en développement et contre la concurrence dans les médias (voir sa page pour plus de détails). Dans cet ouvrage elle poursuit cette dernière thèse et montre que la concurrence a eu pour effet de diminuer la quantité (nombre de pages, de mots, d'articles) et sans doute la qualité du journalisme. Elle a d'ailleurs un petit passage en forme de pique pour tout ceux qui défendent à tout crin la concurrence: "combien, en effet, sont ceux (majoritairement des économistes) qui, face à la baisse du nombre de journalistes, haussent les épaules et considèrent que cette baisse reflète une augmentation des gains de productivité? En d'autres termes: "c'est une très bonne nouvelle, chaque journaliste pris individuellement se débrouillera pour produire davantage d'articles en un laps de temps plus réduit. Les journaux peuvent diminuer leurs coûts et augmenter leur rentabilité en réduisant les effectifs"".

Mais qu'ils sont méchants ces gens (majoritairement des économistes)...Il n'empêche, je me suis senti concerné, pas vraiment par le passage "gains de productivité" mais pour avoir beaucoup hausser les épaules. Pourquoi sauver les médias? Parce qu'ils sont en crise? Parce que la qualité de l'info diminue? Mouais... Obsession du déclin et de la catastrophe... encore et toujours. Zola, sans Twitter et les chaînes d'info en continu, flippait déjà: "Le flot déchainé de l'information à outrance a transformé le journalisme, tué les grands articles de discussion, tué la critique littéraire, donné chaque jour plus de place aux dépêches, aux nouvelles grandes et petites, aux procès-verbaux de reporters et des interviewers".  

Pourquoi donc faut-il sauver les média? Parce qu'ils fournissent l'info? L'auteure nous le dit avec autorité "Rappelons donc une évidence: sans journalistes, il n'y a pas d'information". Je rehausse les épaules, avec certains journalistes, il y a des infos qui n'en sont pas. Oui, mais alors attention, Julia Cagé nous parle des "vrais" journalistes. Mais qui sont-ils? Quel pourcentage? Comment ce pourcentage évolue t-il? Aussi lorsqu'elle écrit "Qu'est-ce qui distingue un journaliste - un vrai - d'un blogueur du dimanche?" j'aurais tendance à répondre, qu'en l'absence de toute quantification et définition du "vrai" journaliste (et du "blogueur du dimanche"), il n'y a pas de grande différence. Bref, je reste persuadé que ce livre aurait gagné à définir et analyser davantage les "vrais" journalistes, ceux qui nous font un peu rêver, car sans ces journalistes du haut de la distribution, on a pas vraiment envie de sauver les médias.

De plus, tant qu'on y est, pourquoi ne pas parler du bas de la distribution, car au delà du danger lié à une accaparation de l'info par de riches millionnaires, il y a un autre danger, tout aussi important pour la démocratie: les gens s'informent de plus en plus sur des médias "alternatifs" qui désinforment totalement, mentent outrancièrement, attisent la haine etc... Vous pouvez bien penser que les deux choses sont reliées, peut-être, en partie, mais je pense qu'une étude spécifique de ces médias (et une réflexion sur comment les discréditer) est aussi importante pour savoir comment sauver "les" médias et préserver une démocratie éclairée. Les intellectuels fr ont trop tendance à mépriser la fachosphère du net, mais ce n'est pas en l'ignorant qu'elle n'existe plus, pour sauver les médias il aussi faut s'attaquer à cet autre mal.
On trouve la réponse au "pourquoi" sauver les médias dans les chapitres 2 et 3, il faut sauver les médias parce qu'ils sont essentiels à la démocratie. C'est assez convaincant, il y a une multitude d'exemples, le Tea Party qui a la main sur Fox, des journaux locaux qui disparaissent aux USA et qui laissent une corruption locale non couverte... et l'on repense à toutes ces affaires qui sont sorties en France grâce aux médias.

En bref, on finit par adhérer. Le livre est bien documenté, il y a une multitude de stats qui intéresseront tous ceux qui veulent en savoir plus sur ce secteur. Pour mes étudiants en microéconomie, c'est un ouvrage qui permettra d'illustrer plusieurs concepts (sans aucune équation!). L'information contenue dans les journaux était par le passé privée, elle est devenue un bien public avec l’avènement d'internet. Un bien public est un bien qui a perdu ses caractéristiques d'exclusivité et de rivalité. Il ne peut plus être rentable. Julia Cagé nous décrit plusieurs expériences dans divers pays visant à rendre les journaux plus profitables. Le chapitre 3, dernier chapitre de ce petit ouvrage, est celui qui m'a le plus plu. L'auteure illustre comment le mode de gestion influence la fourniture d'information et c'est passionnant. Elle présente notamment les méfaits des introductions en bourse, comme celle du Chicago Tribune qui a vu sa valorisation augmenter mais moins vite que son chiffre d'affaire, entraînant inévitablement une pression sur les coûts et une réduction des dépenses (=moins de journalistes). De plus, pour être rentable une stratégie de niche visant à cibler les lecteurs les plus aisés s'est faite au détriment d'un accès pour tous à l'information avec une hausse des tarifs des abonnements. Pire, certains sujets d'actu, étant considérés comme de faible intérêt pour cette classe aisée, ne sont plus traités.  Après avoir résumé d'autres modes de financement et de contrôle, Julia Cagé en vient à sa proposition d'un nouveau statut. Elle propose un mode de gestion à but non lucratif où les apports en capitaux seront pérennisés et où les droits de vote des gros actionnaires seront minorés par rapport à des petits actionnaires tels que les journalistes et les lecteurs ayant fait du crowdfunding. Excellente idée!

Fabien Candau
Référence: la citation de Zola provient de l'ouvrage de July "Dictionnaire amoureux du journalisme" qui adopte une intéressante perspective historique et personnelle du journalisme.

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