30 août 2013

Préférences commerciales et aide au développement


Je vous présente dans ce post un papier que j'ai co-écrit avec Antoine Bouët, David Laborde et Kimberly Elliott qui analyse les coûts et les bénéfices potentiels impliqués par des politiques de préférences commerciales accordées aux pays les plus pauvres plus précisément aux Pays les Moins Avancés (PMAs) selon la classification des Nations-Unies. Ce travail est né d'une initiative plus large du Center For Global Development, qui cherche à démontrer qu'en réformant les préférences commerciales, on peut soutenir le développement des pays très pauvres. 

En utilisant le modèle d’équilibre général calculable MIRAGE, on étudie l’impact d’une libéralisation totale des frontières des pays riches et émergents, afin d’estimer les bénéfices potentiels en terme d’améliorations des performances commerciales des pays pauvres, mais aussi des coûts que cela impliquerait en termes d'emplois et d'activités sectorielles dans les pays accordant leurs préférences commerciales.

Les conclusions de ce papier mettent l’accent sur plusieurs points :
-    D’une part, il est évident que les pics tarifaires qui caractérisent la politique commerciale des pays développés correspondent très exactement aux spécialisations très concentrées des pays pauvres. En témoigne, l’inefficacité totale des scénarios à 97% des produits libéralisés. Ainsi seule une couverture totale des préférences peut apporter des bénéfices.
-    Étendre le programme préférentiel à d’autres pays pauvres n’entraîne pas systématiquement d’érosion des préférences. Notamment les pays pauvres asiatiques semblent ne pas se porter préjudice (le Bangladesh ne souffre pas de l’éligibilité du Pakistan et du Viêt-Nam par exemple). Par contre certains pays africains souffriront de l’éligibilité aux préférences de certains pays d’Amérique Latine, du fait d’une forte érosion des préférences émanant de l’Union Européenne, qui a d’ores et déjà libéralisée ses frontières aux PMAs.
-    Les pays émergents ont un large rôle à jouer dans l’amélioration des performances commerciales.
-    Enfin,  ce type de programme préférentiel est compatible avec une faisabilité politique dans le sens où les contractions sectorielles dans les pays riches sont tout à fait mineures. En témoigne les secteurs clés du sucre, viande, riz ou encore textile-habillement. Cela s’explique assez simplement par les différences considérables d’échelles de production en valeur (le textile Bengale représente certes 12% du volume de la production américaine de textile, mais seulement 2.5% de sa valeur).

Voici quelques notes supplémentaires, pour les plus intéressés d'entre vous. 

Les PMAs sont très mal intégrés dans le système commercial mondial et cette situation s’est détériorée au cours des 30 dernières années. En témoigne, la part de leurs exportations dans les flux mondiaux qui a chuté de près de deux-tiers depuis 1970. Cette détérioration de leurs performances commerciales ne pouvant pas s’expliquer par une baisse proportionnelle de leur PIB (qui n’a chuté que d’un tiers sur la même période), deux éléments peuvent être avancés pour expliquer ce phénomène :
-    Des contraintes d’offre insuffisantes, autrement dit des politiques inefficaces, un manque d’infrastructures ou d’institutions transparentes, une population mal soignée et/ou mal éduquée, de fait peu qualifiée, des capacités de production très réduites.
-    Un accès aux marchés développés et émergents limité, à savoir un taux de protection supporté beaucoup trop fort pour que les produits des PMAs soient compétitifs sur les marchés développés.
Ce papier s’est focalisé sur cette seconde explication pour analyser dans quelle mesure la situation pourrait s’améliorer.

Pourquoi dit-on que les PMAs souffrent d’un accès limité aux marchés développés, alors même qu’ils bénéficient d’accords préférentiels (DFQF, pour « Duty-Free Quota-Free) de plus en plus nombreux ? Les initiatives « tout sauf les armes » (TSA) de l’Europe ou l’«African Growth and Opportunity Act » (AGOA) des USA en sont des exemples.  De nombreux autres pays ont progressivement accordé des préférences, tels que le Japon, le Canada, l’Australie et la Nouvelle Zélande. On note également des efforts grandissants des pays émergents tels que l’Inde, la Chine, le Brésil ou encore la Turquie qui ont peu à peu augmenté les libéralisations totales sur une part de produits grandissante.
Pourquoi  ces accords préférentiels ne suffisent pas? Tout simplement parce que ces accords contiennent tous des exceptions, c'est-à-dire qu’une liste de produits reste exclue de la libéralisation. En effet, en excluant l’initiative européenne qui accorde un DFQF total (sauf sur les armes), tous ces accords contiennent au minimum 3% de produits exonérés d’une baisse de tarifs afin de préserver une certaine marge de protection. Or, il est bien connu qu’une caractéristique première des pays très pauvres est la très forte spécialisation de leur appareil productif qui ne leur permet d’exporter que quelques produits. Ainsi les exceptions tarifaires des accords correspondent très exactement aux spécialisations des PMAs, rendant toute initiative inutile et inefficace. En outre, même si les exceptions sont évincées,  telle que l’Europe l’a fait, il n’en demeure pas moins que des règles contraignantes (règles d’origine, normes sanitaires et phytosanitaires) sont imposées à ces pays qui n’ont pas les moyens financiers et humains de les respecter, rendant impossible les exportations vers les marchés développés.

Nous avons défini nos scénarios de libéralisation afin de répondre à différentes questions : quel serait l’impact d’une libéralisation totale (100% des produits) comparé à une libéralisation partielle (97% des produits) ? Les PMAs souffriraient-ils d’une érosion des préférences si ces accords étaient étendus à d’autres pays vulnérables ? Les pays émergents ont-ils un role à jouer et à travers quelles modalités ? Enfin, quels les couts supportés par les pays accordant leurs préférences ?

Ces scenarios sont implantés dans le modèle MIRAGE (Decreux Y and Valin H, 2007), qui nous permet étudier de manière très complète, un choc tarifaire sur toutes les composantes de l’économie, dans un cadre multinational, dynamique et Multi-sectoriel.

(1)L’impact d’une libéralisation totale accordée aux PMA (100% DFQF)
Tous les scenarios portant sur 97% des lignes tarifaires sont inefficaces, n’ayant quasiment aucun impact sur les niveaux de production et d’exportation. Seuls les scenarios portant sur 100% des lignes tarifaires sont efficaces, comme en témoigne le tableau suivant:

Table1: Impact d'un DFQF à 100% accordé aux PMAs par les pays de l'OCDE, variation en %


Quels sont les PMA qui enregistrent les bénéfices d’une telle politique préférentielle?
Le Malawi, le Cambodge/Laos, l'Éthiopie, le Bangladesh, le Mozambique et le Sénégal. D’où proviennent les bénéfices potentiels, i.e. quels sont les secteurs clés, auparavant exclus des schémas préférentiels?
Principalement, le tabac non manufacturé pour le Malawi (qui représente presque 70% des exportations du Malawi, jusqu'à présent taxées à hauteur de 350% par les USA), le textile-habillement  pour le Cambodge et le Bangladesh
Quels sont les pays qui souffrent d’une érosion de leurs préférences? Excepté une dégradation légère du cas Malgache,  les PMA semblent tous bénéficier d’un tel programme
Les autres pays en développement souffrent-ils d’érosion de leur préférence? L’île Maurice, l’Afrique du Sud ou l’Amérique Centrale qui, au lieu de voir leur situation se dégrader sous la concurrence des PMA, connaissent  une hausse de leurs exports et de leur bien-être. Quant aux autres pays en développement, les pertes sont substantielles (-0,05%)
Il faut souligner que les règles d’origine ont un rôle essentiel. En effet, les estimations des gains d’un tel programme n’intègrent pas la présence de règles parfois très restrictives qui inhibent les bénéfices potentiels. Les bénéfices sont donc « sous-estimés », car un effacement de ces règles pourrait amplifier les améliorations des performances commerciales.

 (2)L’impact d’une extension de l’éligibilité du programme à d'autres économies vulnérables.
les résultats su modèle MIRAGE en termes de variations des volumes exportés selon les scénarios impliquant différentes modalités d'extension d'éligibilité des préférences sont reproduits dans le tableau suivant:

 Table 2: Impact d'une extension de l'éligibilité des préférences à d'autres pays pauvres, variation en %


Premièrement, lorsque le DFQF 100% est accordé aux Low-Income-Countries, les PMA ne subissent pas de dommages importants (scenarios I et J). Ce constat est d’autant plus vrai pour les PMA asiatiques: Bangladesh, Cambodge/Laos, qui auraient pu fortement souffrir de l'ouverture des préférences au Viet-Nam et Pakistan qui sont de la même manière, spécialisés dans le textile-habillement (scenario J).  Ces résultats montrent donc que le phénomène d’érosion des préférence est minimal lorsque les préférences sont étendues à ces pays pauvres. Cette question est importante car les classifications des pays pauvres répondent à des critères différemment fixés selon les institutions et il semble important de ne pas se focaliser uniquement sur la classification des Nations-Unies.
Au regard du scenario J qui implique le Pakistan et le Vietnam, leurs gains sont considérables.
Lorsque les préférences sont étendues à certains Low-Middle-Income-Countries (scenario F), les bénéfices des PMA sont par contre fortement réduits. De l'autre côté, les nouveaux pays bénéficiaires à savoir la Bolivie, Paraguay et Sri Lanka sont les grands gagnants du programme préférentiel. Les PMAs africains sont les plus fortement touchés, du fait du mise en concurrence sur les produits agricoles, émanant des pays d'Amérique Latine.

 (3) Le rôle des marchés émergents
Les résultats montrent le rôle considérable que les pays émergents jouent dans l’amélioration des conditions d’accès des PMAs. Ceci est notamment vrai pour les PMA africains, à savoir l’Ethiopie, le Sénégal et le Mozambique. L'exemple du Sénégal est très probant. En effet, alors que les bénéfices retirés lorsque les préférences émanaient des pays de l'OCDE, étaient relativement limités, le fait que l'Inde ouvre ses frontières permet au Sénégal d'augmenter considérablement ses exportations vers le marché indien. Tous les PMAs voient leurs bénéfices améliorés par l'introduction des pays émergents dans le programme. Le tableau qui suit l'illustre clairement:

 Table 3: le rôle des pays émergents dans l'amélioration des performances commerciales, variation en %



(4) l’impact du DFQF sur les pays de l’OCDE  
De manière assez évidente, les résultats du modèle Mirage mettent en évidence qu'accorder ds préférences aux pays les plus pauvres de la planète n'entraîne pas de contractions sectorielles importantes.Au regard du tableau suivant, on constate que ces scénarios sont compatibles avec une certaine faisabilité politique dans le sens où sans contraction sectorielle, les taux de chômage ne sont pas susceptibles de bouger.


 Table 4: Impact sur les niveaux de production nationales des pays donateurs de préférences, variation en %


On constate par exemple que le textile-habillement (textile and wearing apparel) des USA ne connait qu'une baisse de 0,13%. Autrement dit, si le Bangladesh connait une explosion de ses exportations de textile-habillement, ce n'est pas au détriment de la production intérieure américaine. Ceci s'explique assez simplement par une différence considérable des échelles de production. En effet, si le textile Bengale représente 12% du volume de la production US de textile, il ne représente en valeur que 2,5%. Quel que soit le secteur d'activité et les pays concernés, il est relativement évident que les pays les plus pauvres n'ont pas la capacité d'exporter massivement pour  menacer les productions domestiques des pays développés. En effet, du fait des contraintes d'offre des pays en développement, il est dommage de continuer à protéger nos frontières de marchandises qui sont produites à petite échelle par des pays qui ont déjà du mal à remplir les normes qui leur sont imposés par les pays développés.

[Post initialement publié en 2010 et retouché suite à un intéressant débat lancé par K. Elliott]

Références:
Bouët A,  Laborde-Debucquet D, Dienesch E,  Elliott K, 2012. "The Costs and Benefits of Duty-Free, Quota-Free Market Access for Poor Countries: Who and What Matters," Journal of Globalization and Development, De Gruyter, vol. 3(1), pages 1-27, June

Decreux Y and Valin H, 2007, MIRAGE, Updated Version of the Model for Trade Policy Analysis: Focus on Agriculture and Dynamics, CEPII Working Paper, 15.

1 commentaire:

  1. MacroPED7/27/2010

    Faut-il encore continuer à légitimer le protectionnisme? Les preuves ne cessent de s'accumuler...

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