Qu'est ce qui pousse un individu à envoyer des fonds à sa famille, alors qu'il supporte le coût lié à sa migration? Est-ce de l'altruisme pur ou attend-il en retour une reconnaissance familiale et sociale? Les comportements de transferts s'expliquent-ils par une stratégie bien définie du migrant ou par un pouvoir de négociation au sein de la famille? Quel est le rôle des normes sociales dans cette prise de décision? Comment peut-on modéliser le comportement d'un migrant représentatif en considérant qu'altruisme, intérêt individuel, pressions sociales et contrats implicites interagissent dans sa prise de décision?
Une analyse microéconomique des transferts est très importante, notamment pour les pays en développement (PED): Pourquoi?
Tout d'abord, les mouvements migratoires sont un phénomène qui touche massivement les pays en développement, qu'il s'agisse des flux migratoires internes (des campagnes vers les villes principalement) ou des migrations au delà des frontières vers des pays plus développés. En outre, les transferts financiers
révèlent un enjeu d'autant plus important que le pays d'origine est sous développé car il se caractérise par des revenus initiaux faibles, des inégalités économiques très fortes et une volatilité des revenus (Rapoport et Docquier, 2006) :de ce fait les transferts privés en agissant sur ces trois spécificités ont des effets considérables sur les PED et méritent donc un intérêt tout particulier
Enfin, les défaillances du marché des crédits et des systèmes d'assurances incitent d'autant plus les individus à se substituer aux institutions bancaires et financières, à travers des contrats familiaux souvent implicites. Il s'agit encore là d'un élément justifiant l'importance des transferts dans les pays en développement, principalement touchés par ces défaillances.
Sans aborder tous les modèles théoriques qui ont été développés, on peux présenter certains motifs avancés dans la littérature pour expliquer le comportement microéconomique de transfert.
I. Une formulation sans commune mesure: Altruisme ou Égoïsme pur?
Depuis Becker (1974) on modélise le comportement économique altruiste via une fonction d'utilité qui dépend non seulement de la consommation du migrant mais aussi de la consommation de ses proches. On distingue l'altruisme unilatéral lorsque seul le migrant cherche à satisfaire l'utilité des autres membres de la famille et altruisme bilatéral ou réciproque lorsque sa famille cherche également à maximiser l'utilité du migrant. La probabilité de transfert dépend alors du revenu du migrant, de son degré d'altruisme et du niveau de revenu des autres membres du ménage. De manière assez simple, en reprenant les notations utilisées par Rapoport et Docquier (2006), on considère un individu migrant noté (m), un ménage bénéficiaire des fonds versés (h), qui maximise une fonction d'utilité U,avec un revenu initial R, une consommation C et un montant transféré T. La formulation très simple de l'utilité qui va suivre est inspirée de Stark(1985) qui présentait un modèle d'altruisme pur unilatéral/ou réciproque:
soit le degré d'altuisme du migrant et ménage bénéficiaire (réciprocité dans l'altruisme)
Vi(Ci) une fonction positive et concave de la consommation. On supposera que Vi(Ci)=Vi(Ri-T), ce qui nous permet de récrire la fonction d'utilité du migrant:
En maximisant cette dernière fonction, on obtient le montant de transferts T* qui maximise l'utilité jointe du migrant et son ménage d'origine. On obtient:
Vi(Ci,X) avec i=m,h.
Comme le soulignent R et D (2006), on admet que les membres restés sur place accepteront l'échange du moment que le transfert compense le cout du service rendu, souvent estimé en cout d'opportunité:
Ainsi en dérivant la fonction d'utilité par le revenu initial et le niveau de service rendu par le ménage bénéficiaire du transfert, on montre que les transferts augmentent avec le niveau de service rendu mais réagissent de manière ambiguë à une hausse du revenu du ménage resté sur place. C'est l'apport de ces développements théoriques amorcés par Cox (1987) : sous certaines conditions, une hausse du revenu des bénéficiaires peut engendrer une augmentation des transferts versés par le migrant.
En guise d'illustration Cox (1987) prenait le cas des transferts inter-générationnels et montrait une relation positive entre les transferts versés par les parents et le revenu de l'enfant: plus son revenu augmente, plus son utilité marginale de consommation diminue et donc plus il exige des transferts de fonds élevés pour compenser le cout du service rendu à ses parents. Cette relation dépend finalement du pouvoir de négociation de chacune des deux parties. Dans cette logique, une hausse du revenu de l'individu bénéficiaire ou une hausse des transferts publics tend à augmenter le pouvoir de négociation de la personne en question, qui peut exiger un montant plus élevé de transferts de la part du migrant pour un niveau de service donné. On réconcilie ici la théorie avec un fait stylisé déjà rencontré: la hausse des transferts publics n'entraîne pas mécaniquement de baisse des transferts privés (crowding out), car si l'on considère des agents partiellement altruistes, le pouvoir de négociation du bénéficiaire augmente.
II. Un comportement stratégique d'optimisation du revenu
Cette notion de comportement stratégique, relevant de la théorie des jeux est avancée par Stark (1985)et Stark et Wang (2002) . Le transfert à un objectif simple: il peut permettre au migrant d'augmenter son revenu actuel perçu en région d'accueil. Lorsque les migrants nouvellement arrivés présentent des niveaux de formation et de compétences hétérogènes, l'employeur juge de la productivité individuelle d'un employé à travers la productivité moyenne de son groupe d'appartenance. Ainsi, le migrant est incité à verser des fonds à ses proches non qualifiés afin qu'ils ne soient pas tentés de migrer à leur tour et ainsi diminuer la productivité moyenne du groupe. Cette théorie repose sur des hypothèses fortement restrictives, supposant que la productivité individuelle ne soit pas mesurable à court terme et que l'employeur possède une vision d'ensemble sur la productivité moyenne du groupe (Rapoport et Docquier 1998 parle de connaissances en "anthropologie pré-requises",). Stark aboutit à la conclusion que seul les qualifiés devraient trouver un avantage à migrer. Stark et Wang (2002) relèvent la première hypothèse et suppose que l'employeur peut rapidement constater la productivité individuelle du migrant. Dans ce cadre, le migrant qualifié cherche à optimiser son revenu en supposant que plus il y aura de non-qualifiés sur le marché du travail, plus sa propre rémunération en sera relevée. Ainsi, les transferts permettent de financer le cout de migration des proches non qualifiés qui arriveront sur le même marché du travail et mettront en évidence la plus haute qualification du migrant de 1ère vague.
De manière plus formelle, on pose m et h des migrants potentiels avec m qui est plus qualifié. Soit pi la part de productivité de h en termes de productivité de m. Si les deux restent dans la région d'origine, les rémunérations sont claires: m gagne Rh et h gagne :
Si l'individu m migre seul, le migrant perçoit une rémunération équivalente à son produit marginal, soit Rm, mais s'il est rejoint par h, alors sa rémunération baisse au niveau de la productivité moyenne des deux migrants:
Si des transferts de fonds stratégiques interviennent de sorte que l'individu non qualifié h perçoivent un revenu au moins équivalent à celui qu'il aurait obtenu s'il migrait:
et que le migrant ne voit pas son revenu diminuer par son revenu:
alors les transferts incitent les non qualifiés à rester dans leur région d'origine et le migrant peut optimiser son revenu.
Selon Stark, cette approche des transferts stratégiques permet de remettre en question certaines études qui surestiment la part d'altruisme dans l'explication des transferts. En effet, les prédictions de ce type de modèle sont très proches de celles obtenues dans le cadre d'un migrant altruiste, mais les motifs sous-jacents ne sont pas les mêmes.
Et si plutôt que de considérer le migrant comme un altruiste pur ou un fin stratège, qui prend seul sa décision, on envisage qu'interactions sociales et familiales l'influencent dans sa prise de décision?
Interactions Familiales et sociales dans la décision de l'individu
I. Assurance et hasard Moral.
Les pays en développement sont particulièrement concernés par la volatilité de leurs revenus, intrinsèquement liés à leur dépendance vis-à-vis de l'agriculture et aux déficiences des systèmes de mutualisation des risques. En effet, en l'absence de marché du crédit et de l'assurance, les pays pauvres deviennent plus vulnérables aux chocs de prix et donc de revenus et peuvent trouver dans les flux migratoires et les transferts financiers, un moyen de mutualiser les risques. Ainsi, comme le soulignent plusieurs études, il est possible d'observer des arrangements de familles (contrats implicites) visant à envoyer certains membres en zone urbaine ou à l'étranger afin de mutualiser le risque agricole et prétendre à une ré-allocation des ressources potentielles (Stark and Levhari, 1982, Rozenzweig,1988, Lambert, 1994).
On étudie un ménage à deux périodes successives, composé de deux individus h et m qui reçoivent un revenu initial R₀, qui en seconde période peut varier de manière aléatoire, atteignant R1min avec une probabilité p et R1max avec une probabilité p-1. Le revenu rural est donc volatile et aléatoire. Les deux agents ont la même fonction d'utilité, car l'incertitude liée aux revenus agricoles touchent tout le monde de la même manière.
Un des deux individus décide de migrer en seconde période afin d'obtenir un revenu stable. Le cout de la migration ne pouvant être supporté par une seule personne doit pas être inférieur au revenu initial joint du ménage (Ro<2Ro). La charge du cout de la migration étant supporté par les deux, une répartition des couts doit être décidée dès la première période, tenant compte de la volatilité du revenu en seconde période. Rapoport et Docquier formalise ce contrat familial implicite comme suit:
où delta est la part du cout de migration (c) supporté par le migrant lui-même, Tp et T1-p sont les transferts selon que la prospérité de la période, lambda est le "poids familial" de l'individu qui ne migre pas (son pouvoir de négociation) et Vh son niveau d'utilité donné en première période. Ainsi, le contrat implicite prévoit que l'utilité jointe des deux individus doit être maximisée sous contrainte de financement du cout migratoire et du contexte économique durant la prise de décision.
Les deux fonctions d'utilité à maximiser peuvent s'écrire:
Cette théorie de l'assurance donne des prédictions très proches de la théorie du migrant altruiste. Néanmoins, les horizons temporels sont différents, car dans ce cadre théorique, la décision de transfert est séquentielle dans le temps et les effets temporels ne sont pas les mêmes.
II. Investissement et défaillances du marché du crédit
Lucas et Stark (1985) étudient le comportement de l'individu dans le cadre du Botswana, en développant une modélisation qu'ils nomment "altruisme tempéré" ou "égoïsme éclairé" mettant en évidence le dualisme du comportement humain. Très simplement, on considère que les transferts sont un arrangement contractuel convenu par le migrant et sa famille d'origine, contrat inter-temporel et réciproque. Les migrants de zone urbaine sont souvent plus éduqués et mieux formés que les membres de la famille restés en campagne. Or le cout initial d'éducation et le cout de la migration est souvent supporté par la famille, et justifie de fait en partie les transferts futurs du migrant: il s'agit d'un remboursement de prêt à intérêt (Cox& Jimenez 1992, Cox, Eser & Jimenez 1998, Ilahi & Jafarey 1999). Le migrant pallie ainsi l'absence de marché du crédit et la famille investit dans l'éducation d'un de ces membres afin d'obtenir une rente future. C'est bien un arbitrage inter-temporel où chaque partie du contrat maximise sa propre utilité mais dans lequel des normes sociales et inter-générationnelles viennent interférer le choix.
III. Pouvoir de négociation et volume des transferts
Aisa, Andaluz et Larramona (2011) ont développé un modèle de négociation qui vise à expliquer les volumes transférés par un jeu de négociation entre le migrant et sa famille. La conséquence la plus directe de ce type de modèle est la mise en évidence d'une relation non monotone entre les revenus des deux 'parties' et le montant des transferts. Déjà Cox et al. (1998) avait introduit cette notion importante de pouvoir de négociation entre les générations. Ce type de modélisation nécessite de définir le déterminant des pouvoirs de négociations des membres d'une famille: il s'agit principalement d'une menace latente "Threat Point", comme une menace de divorce ou de rupture du contrat implicite entre les deux parties.Les auteurs choisissent un environnement coopératif et une solution de Nash pour caractériser leur modèle de négociation. Donc les volumes de transferts déterminés par la maximisation de l'utilité sont efficients au sens de Pareto.
Le programme d'optimisation du modèle s'écrit tel que le migrant (m) doive tenir compte de l'utilité de sa famille (h), ayant une part d'altruisme dans sa décision, sous contraintes des budgets de h et m:
avec Q le niveau de service familial rendu par les non-migrants, qui leur coûte pQ et le degré d'altruisme. Finalement, après résolution du programme déterminant les niveaux optimaux de Q* le service rendu et Cm* et Ch* les consommations optimales,la solution optimale pour le montant transféré T* s'écrit:
soit le volume de transferts associé à la situation efficace au sens de Pareto. A ce niveau, aucun pouvoir de négociation est encore intégré. En effet, l'étape préalable selon les auteurs, est de définir le point critique ou le statu quo du processus de négociation. Dans la littérature, il est souvent admis que le divorce ou la rupture du contrat familial représente la menace (solution non coopérative) qui permet de déterminer les pouvoirs de négociation et la répartition du bien-être entre le migrant et sa famille. Dans leur modèle, les auteurs supposent que ce point est caractérisé par l'absence totale d'altruisme (bêta=0), aucun transfert n'est versé et chacun maximise sa propre utilité. soit la solution non coopérative. Ainsi, durant le processus de négociation, la solution de Nash en Équilibre Général est obtenue par la maximisation suivante:
avec thêta ∈[0,1] le pouvoir de négociation du migrant et (1-thêta) celui de sa famille, paramètres exogènes dans le modèle (De Haas, 2007). Ainsi, une fois les conditions de premier ordre déterminées, les niveaux d'utilité optimisés, les auteurs obtiennent le montant de transfert T* qui optimise cette utilité, dans le cadre d'un processus de négociation.
Ce résultat conforte l'idée que plus le migrant a un pouvoir de négociation élevé, moins les volumes transférés sont importants. A l'inverse, les relations entre degré d'altruisme, revenu du migrant et transferts sont plus ambiguës, le signe des dérivées dépendant justement du pouvoir de négociation , mais aussi des niveaux d'utilité en situation non coopérative. Les auteurs montrent finalement que la relation entre revenu du migrant et transferts est une fonction non monotone.
IV. Modèles mixtes
Des auteurs ont cherché à modéliser le comportement de transfert de manière moins catégorique, en mêlant les incitations vues jusqu'à présent. Par exemple, on peut considérer que les contrats implicites familiaux vont répondre à la fois à un motif d'investissement (et donc de prêt à intérêt) et un motif d'assurance et de diversification du risque. Les notions même d'altruisme et d'égoïsme s'entremêlent automatiquement sous l'influence des normes sociales et de l'attention qu'on porte aux traits caractéristiques de la société d'origine.
Les contrats familiaux qu'ils soient implicites ou non, sont souvent l'objet de décisions stratégiques individuelles qui modifient les motivations originales du transferts. Ainsi, Chami, Fullenkamp & Jahjah, 2005 et Naiditch & Vranceanu, 2009 montrent que le fait de migrer entraîne mécaniquement une asymétrie d'information qui pousse migrant ou famille à jouer d'une position dominante pour influencer la décision de transfert. Naiditch & Vranceanu, 2009 ont élaboré un modèle original dit de signalisation, qui consiste à supposer qu'en situation d'asymétrie d'information, le migrant utilise les montants transférés pour signaler une réussite sociale à sa famille, qui ne dispose pas de l'information pour en juger. Ainsi, les transferts ne sont plus une fonction monotone du revenu du migrant, puisqu'en situation précaire, voulant s'assurer un statut social élevé dans sa région d'appartenance, il contractera son revenu disponible pour envoyer des transferts élevés.
Biblio
- Aisa, Andaluz et Larramona (2011) How does bargaining power affects remittances? Economic Modelling, January- March 2011
- Becker, Gary S. 1974. A Theory of Social Interactions. Journal of Political Economy, 82, 6, pp. 1063-1093.
- Chami, R., C. Fullenkamp and S. Jahjah (2003): Are immigrant remittance flows a source of capital for development, IMF Working No 03/89.
- Cox, D. (1987): Motives for private transfers, Journal of Political Economy, 95(3): 508-46.
- Cox, D. and E. Jimenez (1992): Social security and private transfers in a developing country: the case of Peru, World Bank Economic Review, 6(1): 155-69.
- Cox, D., Z. Eser and E. Jimenez (1998): Motives for private transfers over the life cycle: An analytical framework and evidence for Peru, Journal of Development Economics, 55: 57-80.
- de Haas, Hein. 2006. Migration, Remittances and Regional Development in Southern Morocco. Geoforum, 37, pp. 565 580.
- Docquier, F. and H. Rapoport (1998): Are migrant minorities strategically self-selected?, Journal of Population Economics, 11: 579-88.
- Docquier, F. and H. Rapoport (2006): The Economics of migrants' remittances
- Foster, A.D. and M.R. Rosenzweig (2001): Imperfect commitment, altruism, and the family: evidence from transfer behavior in low-income rural areas, Review of Economics and Statistics, LXXXIII (3): 389-407.
- Funkhouser, E. (1995): Remittances from international migration: a comparison of El Salvador and Nicaragua, Review of Economics and Statistics, 77, 1: 137-46.
- Ilahi, N. and S. Jafarey (1999): Guestworker migration, remittances and the extended family: evidence from Pakistan, Journal of Development Economics, 58: 485-512.
- Lambert, S. (1994): La migration comme instrument de diversification intrafamiliale des risques. Application au cas de la Cote d’Ivoire, Revue d’Economie du Développement, 02: 3-38.
- Lucas, R.E.B. (1987): Emigration to South Africa’s mines, American Economic Review, 77, 3: 313-30.
- Lucas, R.E.B. (1997): Internal migration in developing countries, in M.R. Rosenzweig and O.Stark, eds.: Handbook of Family and Population Economics, Amsterdam, North Holland. Chapter 13, Vol. 1.B, pp. 721-98.
- Lucas, R.E.B. and O. Stark (1985): Motivations to remit: Evidence from Botswana, Journal of Political Economy, 93, 5: 901-18.
Naiditch, Claire & Vranceanu, Radu, 2009.Remittances as a social status signaling device, DR 09015, ESSEC Research Center, ESSEC Business School
- Rosenzweig, M.R. (1988a): Risk, implicit contracts and the family in rural areas of low income countries, Economic Journal, 393: 1148-70.
- Stark, O. and D. Levhari (1982): On migration and risk in LDCs, Economic Development and Cultural Change, 31: 191-6
- Stark. Oded, et Wang. 2002. Migration Dynamics. Economic Letters, 76, pp. 159-164
Une analyse microéconomique des transferts est très importante, notamment pour les pays en développement (PED): Pourquoi?
Tout d'abord, les mouvements migratoires sont un phénomène qui touche massivement les pays en développement, qu'il s'agisse des flux migratoires internes (des campagnes vers les villes principalement) ou des migrations au delà des frontières vers des pays plus développés. En outre, les transferts financiers
révèlent un enjeu d'autant plus important que le pays d'origine est sous développé car il se caractérise par des revenus initiaux faibles, des inégalités économiques très fortes et une volatilité des revenus (Rapoport et Docquier, 2006) :de ce fait les transferts privés en agissant sur ces trois spécificités ont des effets considérables sur les PED et méritent donc un intérêt tout particulier
Enfin, les défaillances du marché des crédits et des systèmes d'assurances incitent d'autant plus les individus à se substituer aux institutions bancaires et financières, à travers des contrats familiaux souvent implicites. Il s'agit encore là d'un élément justifiant l'importance des transferts dans les pays en développement, principalement touchés par ces défaillances.
Sans aborder tous les modèles théoriques qui ont été développés, on peux présenter certains motifs avancés dans la littérature pour expliquer le comportement microéconomique de transfert.
I. Une formulation sans commune mesure: Altruisme ou Égoïsme pur?
Depuis Becker (1974) on modélise le comportement économique altruiste via une fonction d'utilité qui dépend non seulement de la consommation du migrant mais aussi de la consommation de ses proches. On distingue l'altruisme unilatéral lorsque seul le migrant cherche à satisfaire l'utilité des autres membres de la famille et altruisme bilatéral ou réciproque lorsque sa famille cherche également à maximiser l'utilité du migrant. La probabilité de transfert dépend alors du revenu du migrant, de son degré d'altruisme et du niveau de revenu des autres membres du ménage. De manière assez simple, en reprenant les notations utilisées par Rapoport et Docquier (2006), on considère un individu migrant noté (m), un ménage bénéficiaire des fonds versés (h), qui maximise une fonction d'utilité U,avec un revenu initial R, une consommation C et un montant transféré T. La formulation très simple de l'utilité qui va suivre est inspirée de Stark(1985) qui présentait un modèle d'altruisme pur unilatéral/ou réciproque:
soit le degré d'altuisme du migrant et ménage bénéficiaire (réciprocité dans l'altruisme)
Vi(Ci) une fonction positive et concave de la consommation. On supposera que Vi(Ci)=Vi(Ri-T), ce qui nous permet de récrire la fonction d'utilité du migrant:
En maximisant cette dernière fonction, on obtient le montant de transferts T* qui maximise l'utilité jointe du migrant et son ménage d'origine. On obtient:
Donc, le transfert optimal dépend positivement du revenu et du degré d'altruisme du migrant et négativement des revenus du bénéficiaire. Dans ce contexte d'altruisme pur, on peut ajouter que si le revenu initial augmente d'une unité, le transfert optimal augmente proportionnellement d'une unité :
Cette dernière hypothèse très restrictive nous oblige rapidement à relâcher la théorie de l'altruisme pur. En effet, comme le souligne Funkhouser (1995), les études empiriques contredisent cette proportionnalité parfaite entre variation du revenu du migrant et transferts versés.
Il est une théorie totalement opposée qui vise à modéliser le comportement de transfert comme un échange, visant donc à servir l'intéret personnel du migrant. Ainsi, en versant des fonds à ses proches le migrant cherche à acquérir des services en retour (les membres restés sur place doivent s'occuper de ses ainés et de ses enfants, ou gérer son patrimoine...etc). Cette configuration des transferts est avancée par Cox (1987) Cox, Eiser et Jimenez (1998) et Rapoport et Docquier (2006).
Supposons que les transferts versés visent à acheter un niveau de service rendu X, les fonctions d'utilité deviennent alors fonction des niveaux de consommations et des services rendus dans le pays d'origineVi(Ci,X) avec i=m,h.
Comme le soulignent R et D (2006), on admet que les membres restés sur place accepteront l'échange du moment que le transfert compense le cout du service rendu, souvent estimé en cout d'opportunité:
En guise d'illustration Cox (1987) prenait le cas des transferts inter-générationnels et montrait une relation positive entre les transferts versés par les parents et le revenu de l'enfant: plus son revenu augmente, plus son utilité marginale de consommation diminue et donc plus il exige des transferts de fonds élevés pour compenser le cout du service rendu à ses parents. Cette relation dépend finalement du pouvoir de négociation de chacune des deux parties. Dans cette logique, une hausse du revenu de l'individu bénéficiaire ou une hausse des transferts publics tend à augmenter le pouvoir de négociation de la personne en question, qui peut exiger un montant plus élevé de transferts de la part du migrant pour un niveau de service donné. On réconcilie ici la théorie avec un fait stylisé déjà rencontré: la hausse des transferts publics n'entraîne pas mécaniquement de baisse des transferts privés (crowding out), car si l'on considère des agents partiellement altruistes, le pouvoir de négociation du bénéficiaire augmente.
II. Un comportement stratégique d'optimisation du revenu
Cette notion de comportement stratégique, relevant de la théorie des jeux est avancée par Stark (1985)et Stark et Wang (2002) . Le transfert à un objectif simple: il peut permettre au migrant d'augmenter son revenu actuel perçu en région d'accueil. Lorsque les migrants nouvellement arrivés présentent des niveaux de formation et de compétences hétérogènes, l'employeur juge de la productivité individuelle d'un employé à travers la productivité moyenne de son groupe d'appartenance. Ainsi, le migrant est incité à verser des fonds à ses proches non qualifiés afin qu'ils ne soient pas tentés de migrer à leur tour et ainsi diminuer la productivité moyenne du groupe. Cette théorie repose sur des hypothèses fortement restrictives, supposant que la productivité individuelle ne soit pas mesurable à court terme et que l'employeur possède une vision d'ensemble sur la productivité moyenne du groupe (Rapoport et Docquier 1998 parle de connaissances en "anthropologie pré-requises",). Stark aboutit à la conclusion que seul les qualifiés devraient trouver un avantage à migrer. Stark et Wang (2002) relèvent la première hypothèse et suppose que l'employeur peut rapidement constater la productivité individuelle du migrant. Dans ce cadre, le migrant qualifié cherche à optimiser son revenu en supposant que plus il y aura de non-qualifiés sur le marché du travail, plus sa propre rémunération en sera relevée. Ainsi, les transferts permettent de financer le cout de migration des proches non qualifiés qui arriveront sur le même marché du travail et mettront en évidence la plus haute qualification du migrant de 1ère vague.
De manière plus formelle, on pose m et h des migrants potentiels avec m qui est plus qualifié. Soit pi la part de productivité de h en termes de productivité de m. Si les deux restent dans la région d'origine, les rémunérations sont claires: m gagne Rh et h gagne :
Si l'individu m migre seul, le migrant perçoit une rémunération équivalente à son produit marginal, soit Rm, mais s'il est rejoint par h, alors sa rémunération baisse au niveau de la productivité moyenne des deux migrants:
Si des transferts de fonds stratégiques interviennent de sorte que l'individu non qualifié h perçoivent un revenu au moins équivalent à celui qu'il aurait obtenu s'il migrait:
Selon Stark, cette approche des transferts stratégiques permet de remettre en question certaines études qui surestiment la part d'altruisme dans l'explication des transferts. En effet, les prédictions de ce type de modèle sont très proches de celles obtenues dans le cadre d'un migrant altruiste, mais les motifs sous-jacents ne sont pas les mêmes.
Et si plutôt que de considérer le migrant comme un altruiste pur ou un fin stratège, qui prend seul sa décision, on envisage qu'interactions sociales et familiales l'influencent dans sa prise de décision?
Interactions Familiales et sociales dans la décision de l'individu
I. Assurance et hasard Moral.
Les pays en développement sont particulièrement concernés par la volatilité de leurs revenus, intrinsèquement liés à leur dépendance vis-à-vis de l'agriculture et aux déficiences des systèmes de mutualisation des risques. En effet, en l'absence de marché du crédit et de l'assurance, les pays pauvres deviennent plus vulnérables aux chocs de prix et donc de revenus et peuvent trouver dans les flux migratoires et les transferts financiers, un moyen de mutualiser les risques. Ainsi, comme le soulignent plusieurs études, il est possible d'observer des arrangements de familles (contrats implicites) visant à envoyer certains membres en zone urbaine ou à l'étranger afin de mutualiser le risque agricole et prétendre à une ré-allocation des ressources potentielles (Stark and Levhari, 1982, Rozenzweig,1988, Lambert, 1994).
On étudie un ménage à deux périodes successives, composé de deux individus h et m qui reçoivent un revenu initial R₀, qui en seconde période peut varier de manière aléatoire, atteignant R1min avec une probabilité p et R1max avec une probabilité p-1. Le revenu rural est donc volatile et aléatoire. Les deux agents ont la même fonction d'utilité, car l'incertitude liée aux revenus agricoles touchent tout le monde de la même manière.
Un des deux individus décide de migrer en seconde période afin d'obtenir un revenu stable. Le cout de la migration ne pouvant être supporté par une seule personne doit pas être inférieur au revenu initial joint du ménage (Ro
où delta est la part du cout de migration (c) supporté par le migrant lui-même, Tp et T1-p sont les transferts selon que la prospérité de la période, lambda est le "poids familial" de l'individu qui ne migre pas (son pouvoir de négociation) et Vh son niveau d'utilité donné en première période. Ainsi, le contrat implicite prévoit que l'utilité jointe des deux individus doit être maximisée sous contrainte de financement du cout migratoire et du contexte économique durant la prise de décision.
Les deux fonctions d'utilité à maximiser peuvent s'écrire:
Cette théorie de l'assurance donne des prédictions très proches de la théorie du migrant altruiste. Néanmoins, les horizons temporels sont différents, car dans ce cadre théorique, la décision de transfert est séquentielle dans le temps et les effets temporels ne sont pas les mêmes.
II. Investissement et défaillances du marché du crédit
Lucas et Stark (1985) étudient le comportement de l'individu dans le cadre du Botswana, en développant une modélisation qu'ils nomment "altruisme tempéré" ou "égoïsme éclairé" mettant en évidence le dualisme du comportement humain. Très simplement, on considère que les transferts sont un arrangement contractuel convenu par le migrant et sa famille d'origine, contrat inter-temporel et réciproque. Les migrants de zone urbaine sont souvent plus éduqués et mieux formés que les membres de la famille restés en campagne. Or le cout initial d'éducation et le cout de la migration est souvent supporté par la famille, et justifie de fait en partie les transferts futurs du migrant: il s'agit d'un remboursement de prêt à intérêt (Cox& Jimenez 1992, Cox, Eser & Jimenez 1998, Ilahi & Jafarey 1999). Le migrant pallie ainsi l'absence de marché du crédit et la famille investit dans l'éducation d'un de ces membres afin d'obtenir une rente future. C'est bien un arbitrage inter-temporel où chaque partie du contrat maximise sa propre utilité mais dans lequel des normes sociales et inter-générationnelles viennent interférer le choix.
III. Pouvoir de négociation et volume des transferts
Aisa, Andaluz et Larramona (2011) ont développé un modèle de négociation qui vise à expliquer les volumes transférés par un jeu de négociation entre le migrant et sa famille. La conséquence la plus directe de ce type de modèle est la mise en évidence d'une relation non monotone entre les revenus des deux 'parties' et le montant des transferts. Déjà Cox et al. (1998) avait introduit cette notion importante de pouvoir de négociation entre les générations. Ce type de modélisation nécessite de définir le déterminant des pouvoirs de négociations des membres d'une famille: il s'agit principalement d'une menace latente "Threat Point", comme une menace de divorce ou de rupture du contrat implicite entre les deux parties.Les auteurs choisissent un environnement coopératif et une solution de Nash pour caractériser leur modèle de négociation. Donc les volumes de transferts déterminés par la maximisation de l'utilité sont efficients au sens de Pareto.
Le programme d'optimisation du modèle s'écrit tel que le migrant (m) doive tenir compte de l'utilité de sa famille (h), ayant une part d'altruisme dans sa décision, sous contraintes des budgets de h et m:
avec Q le niveau de service familial rendu par les non-migrants, qui leur coûte pQ et le degré d'altruisme. Finalement, après résolution du programme déterminant les niveaux optimaux de Q* le service rendu et Cm* et Ch* les consommations optimales,la solution optimale pour le montant transféré T* s'écrit:
soit le volume de transferts associé à la situation efficace au sens de Pareto. A ce niveau, aucun pouvoir de négociation est encore intégré. En effet, l'étape préalable selon les auteurs, est de définir le point critique ou le statu quo du processus de négociation. Dans la littérature, il est souvent admis que le divorce ou la rupture du contrat familial représente la menace (solution non coopérative) qui permet de déterminer les pouvoirs de négociation et la répartition du bien-être entre le migrant et sa famille. Dans leur modèle, les auteurs supposent que ce point est caractérisé par l'absence totale d'altruisme (bêta=0), aucun transfert n'est versé et chacun maximise sa propre utilité. soit la solution non coopérative. Ainsi, durant le processus de négociation, la solution de Nash en Équilibre Général est obtenue par la maximisation suivante:
avec thêta ∈[0,1] le pouvoir de négociation du migrant et (1-thêta) celui de sa famille, paramètres exogènes dans le modèle (De Haas, 2007). Ainsi, une fois les conditions de premier ordre déterminées, les niveaux d'utilité optimisés, les auteurs obtiennent le montant de transfert T* qui optimise cette utilité, dans le cadre d'un processus de négociation.
Ce résultat conforte l'idée que plus le migrant a un pouvoir de négociation élevé, moins les volumes transférés sont importants. A l'inverse, les relations entre degré d'altruisme, revenu du migrant et transferts sont plus ambiguës, le signe des dérivées dépendant justement du pouvoir de négociation , mais aussi des niveaux d'utilité en situation non coopérative. Les auteurs montrent finalement que la relation entre revenu du migrant et transferts est une fonction non monotone.
IV. Modèles mixtes
Des auteurs ont cherché à modéliser le comportement de transfert de manière moins catégorique, en mêlant les incitations vues jusqu'à présent. Par exemple, on peut considérer que les contrats implicites familiaux vont répondre à la fois à un motif d'investissement (et donc de prêt à intérêt) et un motif d'assurance et de diversification du risque. Les notions même d'altruisme et d'égoïsme s'entremêlent automatiquement sous l'influence des normes sociales et de l'attention qu'on porte aux traits caractéristiques de la société d'origine.
Les contrats familiaux qu'ils soient implicites ou non, sont souvent l'objet de décisions stratégiques individuelles qui modifient les motivations originales du transferts. Ainsi, Chami, Fullenkamp & Jahjah, 2005 et Naiditch & Vranceanu, 2009 montrent que le fait de migrer entraîne mécaniquement une asymétrie d'information qui pousse migrant ou famille à jouer d'une position dominante pour influencer la décision de transfert. Naiditch & Vranceanu, 2009 ont élaboré un modèle original dit de signalisation, qui consiste à supposer qu'en situation d'asymétrie d'information, le migrant utilise les montants transférés pour signaler une réussite sociale à sa famille, qui ne dispose pas de l'information pour en juger. Ainsi, les transferts ne sont plus une fonction monotone du revenu du migrant, puisqu'en situation précaire, voulant s'assurer un statut social élevé dans sa région d'appartenance, il contractera son revenu disponible pour envoyer des transferts élevés.
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