Les lois sur l'école de 1881-1882, élaborées par Jules Ferry ont permis l'éducation massive de la population française, la rendant gratuite et accessible à tous. Mais quel est le contexte qui a suscité une refonte complète du système éducatif? Comment expliquer que les pouvoirs publics se soient enfin inquiétés de l'éducation de la population française, souffrant alors d'un retard par rapport à d'autres puissances européennes (Lindert ,2004). Est-ce la transition démocratique de la France qui instaure la IIIème république après la chute de l'Empire? Est-ce le traumatisme causé par la défaite de Sedan qui poussa les décideurs publics à préparer la France à mieux se défendre en formant des patriotes [1]? La question centrale est donc de définir si les réformes du système éducatif s'expliquent par l'instauration d'une démocratie ou par la menace de conflits armés. C'est ce que tentent de démontrer Aghion, Persson et Rouzet (2012) en étudiant précisément la corrélation entre taux de scolarisation, régimes politiques et rivalités militaires pour 137 pays du monde de 1830 à 2001. Ces auteurs en arrivent à la conclusion que les investissements publics en éducation ne sont pas tant le fruit du passage d'un régime totalitaire au modèle républicain que le résultat de tensions politico-militaires. Ce billet a pour objet d'étayer leur démonstration en commençant par aborder le lien controversé dans la littérature: la démocratie favorise-t-elle les investissements dans l'éducation?
Si les travaux que nous présentons dans ce post centrent leur analyse autour du moteur politique des réformes éducatives, gardons à l'esprit qu'en France la révolution industrielle et le processus d'urbanisation ont joué un rôle important dans l'instauration de l'école républicaine. Nous étudierons plus précisément ce moteur économique dans un prochain billet.
Éducation et Démocratie: petit tour d'horizon
Deux points de vue majeurs s'opposent dans la littérature:D'une part l'idée intuitive qu'il existe une corrélation positive entre éducation et démocratie est très communément admise. Néanmoins le sens de la causalité est plus controversé. En effet, pour certains, tels que Glaeser, Ponzetto et Shleifer (2007) l'éducation de masse est un pré-requis à l'institution d'une démocratie, principalement pour que le peuple soit apte à voter, prendre des décisions qui vont dans le sens de leur intérêt, contournant ainsi une endoctrination d'une religion ou d'un parti aux aspirations totalitaristes. Glaeser et al. démontrent une très forte corrélation entre éducation et démocratie à travers une étude en Panel sur le monde, dont les résultats des régressions sont présentés dans le tableau suivant:
Néanmoins Glaeser et al. (2007) ne concluent pas à une causalité réciproque. En effet, s'ils démontrent que l'éducation favorise le maintien d'une démocratie ou suscite une révolution démocratique, ils ne peuvent conclure à la causalité inverse, à savoir qu'un régime démocratique explique une évolution positive du système éducatif. Pas de meilleure transition pour présenter le second point de vue présent dans cette littérature à savoir:
D'autres travaux démontrent qu'au contraire un régime totalitaire cherche à endoctriner la jeunesse et investit massivement dans le système éducatif public afin de contrôler le contenu de l'enseignement, et susciter l'adhésion de la jeunesse. C'est le concept même des jeunesses hitlériennes des années 1930. Lott (1999) montre ainsi une causalité positive entre investissements dans l'éducation publique et totalitarisme. D'autres travaux soulignent la non-corrélation entre éducation et démocratie tels que Mulligan, Gil, and Sala-i-Martin (2004), résultat d'autant plus controversé que l'on considère des niveaux élevés d'éducation. Tous ces résultats permettent d'expliquer pourquoi Glaeser et al.(2007) ne peuvent conclure à une causalité positive de la démocratie sur l'éducation, simplement parce qu'une ambiguïté évidente existe sur la relation entre régime politique et investissements en éducation. Plus récemment, Bursztyn (2011) avance une explication différente, qui correspond bien à la situation des pays en développement. Il se pose la question suivante: pourquoi tant de pays démocratiques, pays souvent émergents souffrent-ils d'un système éducatif très insuffisant au regard des bénéfices qu'apportent un éducation de masse tant pour la croissance que pour la réduction des inégalités? Ce qu'il démontre en se basant sur le cas du Brésil, c'est qu'une démocratie n'investira pas dans l'éducation, lorsque les inégalités de revenus sont fortes. En effet, les investissements publics sont avant tout guidés par l'électeur médian, or dans des pays où la pauvreté est encore très présente, les individus préfèrent objectivement bénéficier de transferts de fonds publics afin de subvenir à leurs besoins primaires, plutôt que de voir l'état investir dans l'école publique. De fait, comme dans beaucoup des pays en voie de développement, les inégalités de revenus freinent les réformes du système éducatif, à cause d'un biais électoral impliquant des politiques de redistribution de court terme et non de long terme. C'est un évidence montrée par Bursztyn qui travaille sur des enquêtes ménages brésiliennes.
Comment Aghion, Persson et Rouzet réconcilient démocratie et éducation: la menace de conflits armés
Si vous êtes friands de détails historiques, les auteurs consacrent toute une section de leur papier à trois exemples (Prusse, France et Japon) dans lesquels ils expliquent les réformes du système éducatif liées à un environnement extérieur hostile. Débat passionnant qu'ils tentent de faire avancer par un travail empirique, que nous présentons à présent. L'équation qu'ils estiment est la suivante:
Le taux de scolarisation dans l'école primaire est ainsi régressé par le risque de conflits armés, approximé par la survenue de conflits dans les 10 années précédent l'année t.; puis par le niveau de démocratie (indicateur POLITY2), ainsi que par le revenu par tête. A noter que les auteurs incluent également les niveaux de scolarisation passées, afin de capter des éventuels effets de convergence. En outre, ils estiment la probabilité d'effectuer une réforme du système éducatif, à l'aide d'un modèle PROBIT mettant en jeu les mêmes variables explicatives. Les auteurs prennent la précaution de supprimer de l'échantillon tout pays en conflit armé au temps t, car ce sont les conflits latents qui sont susceptibles d'inciter les états à investir dans l'école. Voici les résultats de leurs premières régressions effectuées par MCO:
Les résultats à commenter sont les suivants: Aghion et al. démontrent une corrélation positive très forte entre rivalité militaire (variable rivalry) et éducation primaire, quelque soit la spécification du modèle et les contrôles ajoutés.Cette relation est donc robuste. Qu'en est-il du lien entre démocratie et éducation tant controversé? La corrélation mise en évidence est négative et significative, ce qui va dans le sens, a priori, d'un effet d'endoctrination des populations via l'école publique. Néanmoins, les auteurs ajoutent l'effet joint d'une démocratie et de tensions polico-militaires. Cette variable est positivement corrélée au taux de scolarisation, ce qui signifie que l'éducation primaire répond mieux à des conflits armés latents dans le cadre d'une démocratie plutôt que dans une autocratie. Ces résultats montrent donc que la démocratie est une condition sous-jacente à l'éducation de masse, mais n'est pas une condition suffisante. En effet, ce sont les conflits militaires latents qui font guise de moteur pour une éducation massive de la population. A titre de test de robustesse, les auteurs utilisent une base de données alternative des taux de scolarisation (données de Barro et Lee) et obtiennent des résultats quasi-identiques.
En guise de conclusion pour ce billet,
Si ce lien entre conflits armés et éducation publique est avéré, il semble aujourd'hui inapproprié pour expliquer les inégalités des systèmes éducatifs au sein des pays développés, qui sont en paix pour la plupart. En effet, si ce modèle explique très bien les grandes réformes éducatives du 19ème siècle, il explique moins les inégalités spatiales dans l'éducation publique aujourd'hui. Cependant, ne pourrait-on pas pousser un peu l'analyse et considérer ces conflits latents comme des tensions commerciales et financières qui poussent les états à investir dans leur stock de capital humain aujourd'hui. Un prochain billet fera une analyse de la littérature sur les liens éducation et ouverture. A suivre donc...
[1] Le régime républicain avait pour volonté d'éduquer la totalité de la population française afin qu'elle parle et écrive une langue commune, partage une histoire commune, afin de pouvoir se défendre en cas de conflits futurs, comme l'expliquait Ernest Lavisse, historien allié du régime républicain:
"A l'enseignement historique incombe le devoir de faire aimer et de faire comprendre la patrie. Tout l'enseignement du devoir patriotique se réduit à ceci : expliquer que les hommes qui, depuis des siècles, vivent sur la terre de France, ont fait une certaine œuvre à laquelle chaque génération a travaillé ; qu'un lien nous rattache à ceux qui ont vécu, à ceux qui vivront sur cette terre.[...] Si l'écolier [...] n'a point appris ce qu'il a coûté de sang et d'efforts pour faire l'unité de notre patrie ; s'il ne devient pas un citoyen pénétré de ses devoirs, l'instituteur aura perdu son temps. "
Références:
Aghion, Persson et Rouzet (2012) Education and Military RivalryBursztyn (2011) Electoral Incentives and Public Education Spending: Evidence from Brazil
Glaeser, Ponzetto et Shleifer (2007) Why Does Democracy Need Education?
Lindert (2004) Growing public: social spending and economic growth since the eighteenth century
Lott (1999) Public Schooling, Indoctrination, and Totalitarianism
Mulligan, Gil, and Sala-i-Martin (2004) Do democracies have different public policies than nondemocracies?
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