28 juin 2011

Commerce et oligopoles en équilibre partiel et général

L'objet du présent post concerne les modèles de concurrence oligopolistique en économie internationale.

Avant de rentrer dans les détails de l'article il est important de rappeler quelques faits et définitions.

Les firmes exportatrices sont peu nombreuses, ce sont souvent de grandes entreprises et la concurrence entre ces firmes est stratégique: les profits de chaque firme dépendent de la concurrence. Du fait d'un faible nombre d'acteurs, les prix affichés sont supérieurs aux prix concurrentiels. Cette différence entre coût marginal et prix de vente engendre des rentes que l'Etat peut transférer des firmes étrangères aux firmes nationales en choisissant la "bonne" politique commerciale. Cette politique commerciale est dite stratégique, dans la mesure où elle modifie la matrice des profits des firmes. Le terme "stratégique" ne fait donc pas référence aux interactions de politique commerciale entre gouvernements (style concurrence fiscale), mais à l'effet d'une intervention gouvernementale sur les interactions entre firmes. Après avoir rappelé les principaux résultats de cette littérature traitant de concurrence oligopolistique en équilibre partiel nous analyserons l'intérêt d'une modélisation en équilibre général.
Ce "post-survey" s'appuie sur plusieurs articles de Peter Neary et sur le survey de James Brander (1995).

Reciprocal model

Brander (1981) et Brander et Krugman (1983) étudient l'ouverture multilatérale entre deux firmes identiques avec une concurrence axée sur les quantités offertes (Cournot). Les marchés sont segmentés, chaque firme maximise ses profits sur chaque marché en considérant comme donnée l'action de ses concurrents. Ces modèles ont permis de mettre en avant plusieurs résultats:
  1. "cross-hauling" aussi dénommé "two-way trade": la segmentation des marchés associée à une concurrence oligopolistique permet un commerce intra-branche. Cependant à mesure que les coûts commerciaux augmentent, le two-way trade diminue (les ventes nationales augmentent et les parts de marché externe diminuent).
  2. "reciprocal dumping": en raison des coûts commerciaux chaque firme vend davantage sur son propre marché qu'à l'extérieur. La marge des deux entreprises est ainsi plus faible à l'export que sur le marché intérieur. De plus le dumping est d'autant plus fort que les coûts commerciaux sont élevés et que la substituabilité entre les biens est forte.
  3. la libéralisation commerciale a un effet pro-compétitif qui permet d'améliorer les ventes, les profits et la satisfaction des consommateurs. Le bien-être social (version utilitariste) suit une courbe en "U aplatit" avec la baisse des coûts commerciaux (voir Figure ci-dessous).
 La courbe Wb représente le bien-être lorsque la concurrence se fait en Bertrand, dans un tel cas le bien-être est supérieur car l'ouverture a un effet pro-compétitif en prix plus important.


Complémentarité ou substitution stratégique

Brander et Spencer (1985) construisent un modèle où des firmes nationales et étrangères se concurrencent sur un troisième marché. Cette modélisation permet de se focaliser sur les interactions stratégiques dans le cadre d'une étude de politique commerciale optimale simple puisque dans un tel cas, le gouvernement maximise seulement le profit de ses firmes nationales. Ces auteurs considèrent une concurrence par les quantités et démontrent qu'une subvention pour le champion domestique est optimale. Cette conclusion est d'autant plus intéressante qu'elle est spécifique aux firmes qui se concurrencent en Cournot. En effet si la concurrence se fait par les prix (Bertrand) l'instrument optimal est une taxe. Pour illustrer ceci nous utilisons la présentation de Brander (1995, p1415) et de Leahy et Neary (2010) où la nature de la concurrence reste ouverte. Les firmes se lancent dans un jeu non coopératif en choisissant une stratégie notée a pour la firme nationale et a* pour la firme étrangère.
En Bertrand une augmentation des prix améliore les recettes nettes (revenu des ventes moins les coûts de production, "operating profits") de la firme domestique, les stratégies en prix sont ainsi qualifiées de compléments stratégiques. Brander parle d'une variation amicale. A l'inverse en Cournot, l'augmentation des quantités des deux concurrents diminue les recettes nettes de la firme domestique, on parle alors de substituts stratégiques. Soit:
Les profits de la firme nationale sont:
avec s l'intrument de politique commerciale sur les ventes. Le gouvernement en maximisant les recettes de sa firme fixe la subvention/taxe suivante:
Que la concurrence se fasse par les prix ou par les quantités, la multiplication des deux premiers termes est toujours négative. Ainsi en Cournot on retrouve le résultat de Brander et Spencer (1985): en raison de la substituabilité de la concurrence en quantité, la politique commerciale est une subvention (da/da* est négatif donc s est positif). A l'inverse en Bertrand, du fait de la complémentarité de la concurrence en prix, l'instrument est une taxe (da/da* est positif donc s est négatif, c'est le résultat d'Eaton et Grossman (1986)).

Robustesse et analyses empiriques

Dixit and Grossman (1986) démontrent qu'une concurrence des secteurs sur un même facteur de production modifie l'impact de la politique commerciale. La subvention est en fait captée par l'input commun (travail qualifié par exemple). Dans un tel cas la subvention n'est plus optimale.
La possibilité de représailles rend caduque la conclusion d'une subvention optimale. La concurrence des gouvernements peut conduire à un dilemme du prisonnier. Enfin Dixit (1984) montre que la politique optimale est dépendante du nombre d'exportateurs.
Dans les années 90, la littérature est passée de la théorie pure à "la théorie avec des nombres". En d'autres termes quelques variables ont été estimées et des simulations ont été réalisées notamment dans les secteurs de l'aéronautique (Norman and Strandenes, 1994), des telecom (Kahai, Kasserman, and Mayo, 1996), des cartes mémoires (Baldwin and Krugman, 1988), et de l'automobile (Feenstra, Gagnon, and Knetter, 1996).
A bien des égards cette littérature s'est révélée décevante (modèle structurel insuffisamment estimé) et fragile aux changements d'hypothèses. Au termes de leurs articles les auteurs préviennent souvent que les conclusions doivent être analysées avec la plus grande prudence et doivent faire l'objet d'une "publicité académique". Pour preuve Krishna, Hogan, and Swagel (1994) écrivent à propos de leurs résultats:

 "Results should be interpreted with extreme caution [...] it remains vital not to oversell such models to policymakers".

Face à ce constat, une certaine désaffection pour la concurrence oligopolistique est née, pourtant l'absence de théorèmes robustes est le signe qu'une théorie générale reste à construire. C'est du moins l'avis de l'un des plus grands esprits des théories d'économie internationale, Peter Neary qui rapporte ces propos de Paul Krugman:

"Paul turned to me and remarked conspiratorially "I always say that there are two and a half theories of trade." I knew immediately what he meant. International trade under oligopoly is the Cinderella of our discipline, a poor relation of the two dominant paradigms: the theory of comparative advantage based on perfect competition, and the theory of product differentiation and increasing returns based on monopolistic competition. I want to explore why this is so, to argue that it is high time this Cinderella dressed up to go to the ball, and to sketch some potential routes she might take.

General Oligopolistic Equilibrium

Pour présenter l'hypothèse centrale adoptée par Neary pour "habiller Cendrillon et l'envoyer au bal", il n'est pas inutile de revenir un instant sur la concurrence monopolistique avec Matsuyama (1995) pour qui l'un des intérêts de ces modèles est  le suivant:

"it helps us to focus on the aggregate implications of increasing returns without worrying about ... the validity of profit maximization as the objective of firms"

En effet la concurrence à la Dixit-Stiglitz en considérant que les firmes sont "large in the small but small in the large" - hypothèse qui consiste à maximiser les profits de concurrence monopolistique en considérant que firmes prennent l'indice des prix et les revenus comme des données fixes - permet d'obtenir un modèle simple d'équilibre général en concurrence imparfaite. Cette hypothèse s'avère peut être encore plus intéressante dans un cadre d'oligopole car il a été démontré que:
  1. lorsque les firmes prennent en compte l'action de leur stratégie sur les prix agrégés alors les résultats sont dépendant du choix du numéraire (Gabszewicz et Vial, 1972).
  2. lorsque les firmes anticipent l'impact de leur action sur le revenu national, alors il est possible qu'aucun équilibre n'existe (Roberts and Sonnenschein (1977)).
Pour sortir de ces complications, Peter Neary propose (dans diverses publications) d'employer la même hypothèse que Dixit-Stiglitz, les firmes sont de petites tailles par rapport à l'économie mais de grandes tailles par rapport au secteur, ce qui laisse la place aux interactions stratégiques.
Les résultats qu'il obtient sont intéressants. La force pro-concurrentielle issue de l'ouverture en concurrence oligopolistique interagie avec les avantages comparatifs des firmes. L'ouverture permet ainsi une baisse des prix et une réallocation du facteur de production des firmes les moins compétitives vers les firmes les plus productives. En ce qui concerne la distribution des revenus, ce modèle montre que l'ouverture en jouant sur les avantages comparatifs est favorable aux profits (où aux travailleurs qualifiés) ce qui pourrait expliquer une chute de la part des salaires des peu qualifiés dans la valeur ajoutée. Autre intérêt de cette modélisation, elle permet d'analyser comment la structure du marché évolue. En effet Neary (2007) montre que la libéralisation débouche aussi sur des fusions-acquisitions. Il montre que les flux de biens et de capitaux ont des directions similaires, résultat qui contraste avec la substituabilité des modèles en concurrence pure et parfaite (dans HOS par exemple, si on relaxe l'hypothèse d'égalisation des prix des facteurs, alors les IDE vont aller du Nord vers le Sud réduisant de fait l'avantage factoriel à commercer).
Autre extension intéressante que je résumerai peut-être dans un prochain post, Grossman et Rossi-Hansberg (2010) ont utilisé un cadre similaire avec une concurrence en Bertrand pour revisiter l'importance des économies d'échelles externes dans le commerce international.

En guise de conclusion

La mode est un éternel recommencement ... en est-il de même pour les recherches en économie? Les modèles de concurrence oligopolistique ont été largement analysés dans les années 80, puis ont été largement ignorés pendant les années 90 et 2000. Aujourd'hui, il semble que de nombreux chercheurs souhaitent aller au delà de la concurrence monopolistique pour mieux comprendre le commerce et son impact. La concurrence oligopolistique pourrait bien revenir sur le devant de la scène.

Références

Baldwin, R., and P. Krugman. "Market Access and International Competition: A Simulation Study of 16K RAM." Empirical Methods in International Trade. R.C. Feenstra, ed., pp. 171- 197. Cambridge, MA: MIT Press, 1988.
Brander, James A. (1981): "Intra-industry trade in identical commodities,"Journal of International Economics, 11, 1-14.
Brander, James A. (1995): "Strategic trade policy,"in G. Grossman and K. Rogoff (eds.): Handbook of International Economics, Vol. 3, Amsterdam: North-Holland, 1395-1455.
Brander, James A. and Paul Krugman (1983): "A `reciprocal dumping' model of international trade,"Journal of International Economics, 15, 313-321.
Brander, James A. and Barbara J. Spencer (1984): "Tariff protection and imperfect competition,"in H. Kierzkowski (ed.): Monopolistic Competition and International Trade, Oxford: Clarendon Press.
Brander, James A. and Barbara J. Spencer (1985): "Export subsidies and international market share rivalry,"Journal of International Economics, 18, 83-100.
Brainard S. Lael and David Martimort (1997): "Strategic trade policy with incompletely informed policymakers,"Journal of International Economics, 42, 33-65.
Bulow Geanokopolous Klemperer (1985) Multimarket Oligopoly: Strategic Substitutes and Complements. Journal of Political Economy
Feenstra, R.C., J.E. Gagnon, and M.M. Knetter. "Market Share and Exchange Rate Pass-Through in World Automobile Trade." Journal of International Economics 40(1996):187-207.
Gabszewicz, J.J. and J.-P. Vial (1972): "Oligopoly à la Cournot in a general equilibrium analysis," Journal of Economic Theory, 4, 381-400.
Grossman, G and E Rossi-Hansberg (2010): "External economies and international trade redux,"forthcoming in the Quarterly Journal of Economics.
Kahai, S.K., D.L Kaserman, and J.W. Mayo. "Is the `Dominant Firm' Dominant? An Empirical Analysis of AT&T's Market Power." Journal of Law and Economics 39(1996):499-517.
Krishna, K., K. Hogan, and P. Swagel. "The Nonoptimality of Optimal Trade Policies: The U.S. Automobile Industries Revisited." Empirical Studies of Strategic Trade Policies. P. Krugman and A. Smith, eds., pp. 11-40. Chicago: University of Chicago Press, 1994
Neary, P (2003a), "Globalization and market structure,"Journal of the European Economic Association, 1, 245-271.
Neary, P (2003b), "Competitive versus comparative advantage," The World Economy, 26, 457-470.
Neary, P (2007), "Cross-border mergers as instruments of comparative advantage,"Review of Economic Studies, 74, 1229-1257.37
Neary, P (2010): "Two and a half theories of trade,"The World Economy, 33, 1-19.
Neary, P (2010), Oligopoly and Trade. CEPR No. 8172
Roberts, J and H Sonnenschein (1977): "On the foundations of the theory of monopolistic competition,"Econometrica, 45, 101-113.

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