Comme je l’ai précisé au 1er volet, ce billet est consacré aux chapitres 4 et 5 et clôture le survol de la partie historique de l’ouvrage d’Helpman. En effet, on rappelle succinctement que son œuvre se compose de trois grandes parties : l’Histoire, la Théorie et l’évidence contemporaine pour illustrer et expliquer l’importance des institutions et de leur évolution dans l’économie d’un pays. Les canaux d’influence étant tellement complexes et divers, il est évident que chaque papier choisi approfondit un des aspects de la relation sans prétendre être exhaustif.
Ces deux chapitres s’inspirent de l’hypothèse d’Engerman-Sokoloff, en procédant à une analyse minutieuse de l’histoire afin d’apporter une vérification historique de cette théorie.
Le chapitre 4 « Slavery, Inequality and Economic Development in the Americas » de Nathan Nunn procède en deux étapes définies :
- Nunn souhaite vérifier si historiquement le recours massif à l’esclavage, dans les pays nouvellement conquis, est à l’origine des inégalités économiques
- Dans une deuxième étape, Nunn cherche à vérifier que ces inégalités économiques sont à l’origine du sous-développement qui marque les décennies suivantes.
En effet, l’enchaînement mis en évidence par Engerman et Sokoloff est le suivant : les dotations en facteurs (notamment la propriété foncière) déterminent l’usage d’esclaves dans les plantations qui provoque une aggravation des inégalités économiques et politiques, entravant l’évolution des institutions dans un sens favorable au développement économique. Autrement dit, selon cette hypothèse les régions du monde qui ont eu un recours massif à l’esclavage, du fait d’une inégalité initiale dans les dotations factorielles ont formé des institutions plus néfastes ou moins conformes aux exigences du développement économique, manquant ainsi de bases démocratiques solides, d'un système éducatif puissant, d'un financement important de la recherche et l’innovation…
En se focalisant sur le continent américain, Nunn teste cette hypothèse sur les années 1750, en cherchant à estimer l’impact de la part d’esclaves dans la population sur le PIB par tête du début du XXIème siècle, afin de prouver que les inégalités de développement aujourd’hui s’expliquent par des inégalités passées attachées à l’esclavagisme.
Nunn cherche dans un premier temps à estimer la relation entre le revenu actuel et la proportion d’esclaves dans la population totale en 1750. Pour cela il estime la relation log-linéaire suivante, qui met en jeu d'autres variables fondamentales du développement économique :
lnYi= a + b.Si/Li + c.Li/Ai + I+ ui
avec Yi le revenu par tête national en 2000, Si/Li la part des esclaves dans la population totale en 1750, Li/Ai la densité de la population en 1750, et I un effet fixe reflétant la nationalité des colonisateurs, reflétant ainsi leur degré d’implication et le type de colonisation (exploitation des ressources naturelles, conquête territoriale). Ces effets fixes sont introduits dans le but de capturer la part la plus importante de l’argumentaire d’Engerman et Sokoloff. Acemoglu avait déjà largement développé cette idée que le type de colonisation et la nationalité des colons impactaient fortement le développement économique futur du pays colonisé, notamment à travers des évolutions contrastées des institutions mises en place (voir Acemoglu, Johnson et Robinson 2002).
Il est évident que l’analyse et le choix des variables de Nunn est conditionné par la disponibilité des variables historiques, qui l’oblige à émettre des hypothèses supplémentaires. Ainsi, la densité de la population est introduite dans le but de contrôler le modèle, car elle est censée capturer la prospérité économique de l’époque (cf. Acemoglu, Johnson et Robinson 2002). La variable est donc utilisée par Nunn pour approximer la répartition des facteurs de production lorsque les données historiques de l’utilisation et la propriété des terres manquent. Les résultats de l’estimation de cette équation sont très satisfaisants, avec des coefficients significatifs. Par exemple, la part d’esclaves dans la population est négativement corrélée aux revenus en 2000, comme l’illustre le cas de la Jamaïque qui enregistrait en 1750 un taux incroyable puisque 90% de la population provenait de la traite esclavagiste. Actuellement la Jamaïque supporte un faible PIB/tête de 3640$ en 2000. Or, Nunn montre que si la Jamaïque avait eu un recours plus modéré à l’esclavagisme, par exemple 46% de la population (taux de l’époque enregistré aux Bahamas), le revenu par tête jamaïcain serait de 11580$ au lieu de 3640$.
Nunn teste la robustesse de son résultat en scindant son groupe de pays (continent américain) en deux groupes : Canada/US et autres pays du continent, afin d’évincer tout biais d’analyse lié à l’hétérogénéité des économies. La relation entre l’usage passé des esclaves et le revenu d’aujourd’hui reste négative et significative. Pourtant si les résultats confirment la philosophie générale de l’hypothèse de Engerman et Sokoloff, ils ne permettent pas d’analyser par quels canaux d’influence agit le recours à l’esclavage sur les inégalités de développement contemporaines.
L'auteur affine son étude en se focalisant d’une part sur les Antilles britanniques, puis dans un second temps sur les différents états des USA.
Ce que Nunn cherche à prouver sont les chaines de causalité entre les deux phénomènes. En effet, Engerman et Sokoloff stipulaient que l’esclavage des plantations provoquait un creusement des inégalités économiques, qui entrainaient à leur tour un retard de développement économique jusqu’à nos jours à travers une évolution institutionnelle insuffisante. Il faut donc analyser séparément les deux relations, à savoir dans un premier temps la relation esclavage-inégalités et inégalités-sous développement. En utilisant les coefficients de Gini sur les données disponibles en 1860, Nunn montre une relation positive et significative entre la part d’esclaves dans la population et les inégalités économiques en termes de propriété foncière. Au sein des Etats-Unis, les inégalités économiques sont persistantes à long terme. Il est bien connu que les Etats-Unis sont l’un des pays les plus inégalitaires au monde et Nunn abonde ce constat en précisant que les états les plus inégalitaires en 1860 sont aussi les plus inégalitaires en 2000. Il reste à Nunn de démontrer la relation -inégalités économiques passées-sous développement actuel, résultat d’une évolution institutionnelle favorisant les élites au lieu de fournir les bases d’une croissance équilibrée. Or, d’après les données historiques il est impossible de montrer que les inégalités économiques en 1860 sont corrélées aux revenus par tête des années 2000. Il est donc impossible d’utiliser la relation positive entre esclavage et inégalités pour expliquer la relation entre esclavage et développement économique à long terme. Si cette dernière relation reflète une réalité historique, elle ne peut pas s’expliquer par le biais des inégalités économiques initiales et celles qui résultent de l’esclavage, aujourd’hui.
Concernant les Antilles britanniques, les données historiques disponibles par pays (Bahamas, Grenade, Guyane, Jamaïque, Ste Lucie, Trinidad et Tobago…etc) sont importantes, en tout cas suffisantes pour tester l’hypothèse de manière plus approfondie (données récoltées par Higman en 1984) il devient possible de tester les canaux d’influence spécifiés par Engerman-Sokoloff au cœur de la relation esclavage sous-développement. Nunn peut à présent tester si la relation dépend également de la manière dont les colons ont fait usage de l’esclavage. En distinguant les travailleurs forcés des plantations (grande échelle) ou les esclaves à usage domestique ou dans certaines manufactures afin d’évaluer si les deux types d’asservissement impactent de la même manière le sous développement d’aujourd’hui. En effet, Nunn souligne que les Caraïbes sont caractérisées, les esclaves étaient exploités dans les plantations de café, sucre ou coton. L’équation estimée est similaire à la première, exceptée du fait que chaque type d’esclavagisme peut impacter différemment le développement économique. Nunn démontre que quelque soit la configuration et le type d’asservissement, l’effet sur le développement est négatif, ce qui renforce la relation de départ. Il est impossible de démontrer que l’asservissement dans les plantations soit plus préjudiciable pour le développement économique que n’importe quelle autre forme d’esclavage. Lorsque Nunn décide de répliquer son analyse en exploitant les données disponibles sur les différents états des USA, les résultats obtenus mènent sensiblement les mêmes.
Donc si ce n’est pas à travers l’argumentaire d’Engerman et Sokoloff que l’on peut expliquer cette relation, il demeure une interrogation concernant son explication et la chaîne de causalité aboutissant aux inégalités contemporaines de développement économique.
C’est ainsi qu’Acemoglu, Bautista, Querubin et Robinson analysent également l’impact des inégalités sur les performances économiques, partant de la même hypothèse de départ, mais se distinguant fortement de la perspective utilisée par Nathan Nunn. En effet dans le chapitre 5, Acemoglu et al. distinguent dès le départ les inégalités économiques des inégalités politiques. En effet, face à l’échec relatif de Nathan Nunn à démontrer que l’esclavage passé impacte le développement actuel à travers le creusement des inégalités économiques, les auteurs cherchent à prouver que l’argumentaire d’Engerman et Sokoloff est valable en considérant non pas les inégalités économiques mais les inégalités politiques. Utilisant les liens étroits entre inégalités économiques et politiques, Acemoglu et al. cherchent à démontrer que ce sont les inégalités politiques qui sont à l’origine des inégalités économiques à l’origine du retard de développement. La relation est simple : si les élites contrôlent le pouvoir politique, elles pourront créer et alimenter des rentes de situation, qui empêcheront tout renouvellement politique et n’auront aucun intérêt à fournir les services publics indispensables au développement économique, incluant les taux de scolarisation de la population. Il faut noter que la littérature existante sur la question est très controversée, notamment sur la relation entre degré démocratique et développement économique, les avis sont parfois divergents quant à l’ambigüité de la relation.
Je propose qu'un prochain billet soit consacré à l'analyse de cette controverse historique mais surtout théorique sur le lien entre démocratie (inégalités politiques) et développement économique, mettant ainsi en parallèle les analyses historiques d'Acemoglu et les développements théoriques sélectionnés par Helpman dans son ouvrage afin d'offrir un tour d'horizon de la complexité de la question.
26 mars 2010
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Je suis directement impatient de lire la 2ème et 3ème partie du livre. C'est vraiment magnifique.
RépondreSupprimerElisa, pourriez-vous continuer comme dans le 1er volet, c'est-à-dire toujours mettre le nom de papier pour nous permettre d'aller fouiller le papier? Au cas, où on lira jamais le livre.
Une petite parenthèse: je regrette un peu que les papiers de Denis Cognau ne soient pas publiés dans des grands journaux.
Merci. Pas de problème pour les références, je tacherai de les mettre plus en évidence.
RépondreSupprimerMerci, votre blog est très interessant.
RépondreSupprimerSur la nature, inégalités/esclavage-développement économique, il est important de souligné que l´ augmentation des inégalités est, en Amérique Latine, surtout un fait du XX siècle. Au XVIII, les inégalités en Amérique Latine n´ étaient pas tres différentes de celles de l´ Europe. Il me semble que l´ hypothèse de Acemoglu soit pertinente.